Medieval Philosophy
Avicennisme et averroïsme dans la
poétique et la Giovanna Lelli ABSTRACT: The study of medieval Islamic philosophy is necessary in order to understand Islamic thought, both medieval and contemporary. I propose that the distinction within Islamic thought between two great paradigms, the Avicennian and the Averroistic, is a fertile approach. It is true that in the field of Islamic poetics and rhetoric we find nothing that corresponds to the philosophical and religious opposition between Avicennism and Averroism. Nevertheless, in the medieval Islamic world, besides the official rhetoric which was linked to the legal culture, we can find several elements of these two great cultural paradigms even in the theory of literature. Today, a renewed interest in Islamic aesthetics and philosophy might help the West recompose its fragmented postmodernism, while it could in turn help the Islamic world construct a new, critical and non-fundamentalist approach to its classical authors. |
Létude de la philosophie islamique (et, tout particulièrement, la falsafa, "philosophie hellénistique de lIslam") apparaît aujourdhui plus importante que jamais pour comprendre la pensée islamique non seulement médiévale mais aussi contemporaine. La philosophie hellénistique de lIslam est loin doccuper le centre du système culturel islamique du Moyen-Age. Cependant, elle se repartit en deux tendances (une tendance "orientale", avicennienne", et une tendance "occidentale", averroïste) qui peuvent bien être considérées comme deux paradigmes alternatifs face auxquels la pensée islamique na pas cessé de se trouver du Moyen-Age a nos jours. Plus que dans son acception proprement historique, nous utilisons ici la catégorie de "avicennisme" dans le sens large de paradigme néoplatonicien et déductif, ce qui constitue le caractère dominant de la culture islamique. De la même manière, nous entendons ici par "averroïsme" une vision du monde tendant à reconnaître le fait que la recherche rationnelle et la Loi révélée appartiennent a deux champs cognitifs séparés, en ouvrant ainsi une perceé vers la possibilité de la naissance dune pensée inductive en terre dIslam. Mais laverroïsme (au sens propre et au sens large) noccupe pas aujourdhui la place quil mériterait dans les systèmes denseignement des pays musulmans, tandis que les orientalistes en ont privilégié lapproche "externe", à la lumière de son rôle dintermédiaire entre la philosophie grecque et le Moyen-Age latin. Il est désormais souhaitable que létude de la philosophie islamique soit lobjet dun intérêt renouvelé, afin que lon cesse den ignorer les aspects considérés comme peu orthodoxes en Orient, et quelle ne soit plus lapanage exclusif des orientalistes en Occident. Dans le domaine de la poétique et de la rhétorique il ny a pas de correspondant de lopposition proprement philosophique et religieuse entre avicennisme et averroïsme. Cependant, si nous considérons ces deux catégories comme deux paradigmes culturels, on peut repérer des éléments de lune et de lautre même dans la théorie de la littérature. Les textes les plus intéressants de la tradition poétique persane présentent des caractères surtout "avicenniens". En effet laverroïsme est passé pratiquement inaperçu dans les territoires orientaux du monde Islamique. Mais avant de pouvoir rendre compte exhaustivement de cette importante variation persane sur le thème de la poétique Islamique, il convient de déterminer les principaux points de repère de cette recherche. Cest ce que nous nous proposons de faire dans les pages qui suivent. 1. A propos de lusage des termes philosophie et Moyen-Age Les époques de lhistoire de lOccident (Antiquité classique, Moyen Age, Humanisme, Renaissance, ...) ne correspondent pas exactement aux époques de lhistoire de lOrient islamique. Nous navons pas lintention de traiter ici un thème si délicat, dautant plus que des études récentes ont même remis en question les traditionnelles divisions en périodes de lhistoire occidentale. Il suffit de rappeler que, dun point de vue occidental, comme la notion de Moyen Age implique celle dune Renaissance, de la même manière la notion de philosophie suppose un procès de sécularisation commencé avec la Scolastique (Corbin). Dans le monde islamique, au contraire, la centralité du problème religieux a empêché la réalisation dune authentique sécularisation du savoir, tandis que les renaissances culturelles récentes (comme la nahda dans le monde arabe ou la révolution constitutionnelle en Iran) nont pas achevé un procès digne dêtre considéré comme une véritable Renaissance, consistant à situer les Classiques dans lhistoire, par le biais de lacquisition dune conscience historique moderne. Pour cette raison, lorsquon parle de philosophie islamique (dans son sens large de pensée systématique) il faut toujours se souvenir de la prééminence du facteur religieux. De la même manière, on entendra ici par Moyen Age islamique une période comprise environ entre le VIIème et le XVème siècle A.D. (tout en sachant que, pour certains aspects de son idéologie, le Moyen Age islamique se prolonge jusquà lépoque contemporaine). 2. Existe-t-il une esthétique islamique? Il a été souvent affirmé que le Moyen Age Islamique ne possède pas une théorie systématique de la littérature (von Grunebaum) et, a plus forte raison, quil ne possède pas une "esthétique qui groupe tous les moyens dexpression artistique sous la catégorie du beau" (Gabrieli, 54). Ce genre daffirmations se heurte cependant à deux limites. Premièrement, elles ont été faite à partir dun point de vue "externe", en comparant la culture islamique avec les développements connus par la culture européenne après lHumanisme et la Renaissance. Deuxièmement, il sagit daffirmations fortement liées à une approche idéaliste de lesthétique (la référence de Gabrieli est Croce). Tout en tenant compte des différents contextes culturels, il est possible de répondre à Gabrieli comme Eco avait répondu à lesthétique idéaliste à propos de la question sur lexistence dune esthétique médiévale (occidentale): "Paradoxalement, ce nest pas le Moyen Age qui na pas une esthétique : cest le monde moderne qui en a une trop étroite. Ceci au moins pour répondre aux méfiances de la critique idéaliste" (Eco, 22). Il nous semble légitime de faire un parallèle entre esthétique occidentale et islamique parce que lEurope latine et lOrient Islamique appartiennent en vérité à un seul grand système culturel dont lunité ne sera brisée quautour du XVIème siècle. Après la découverte de lAmérique, en effet, laxe du commerce international se déplace de la Méditerranée vers lAtlantique, en entraînant dun côté la décadence de la civilisation marchande de lIslam médiéval, et de lautre côté lessor de lEurope du Nord-Ouest qui soriente vers la modernité et le capitalisme. Il est important aujourdhui de souligner lexistence de cette unité culturelle Nord-Sud de la Méditerranée, en répondant ainsi à lidée répandue mais fausse quil y ait une sorte dincompatibilité historique entre lOccident et lIslam, comme sil sagissait de deux ennemis historiques (Huntington). Dailleurs, on sait que le préjugé de lextranéité culturelle entre lOccident et lIslam ne remonte pas à une époque antérieure au XIXème siècle, tandis que les hommes de lHumanisme et de la Renaissance incluaient dans la notion de "Classiques" non seulement les Grecs et les Romains, mais aussi les Arabes et les Juifs. En diffusant létude de la philosophie islamique en dehors du cercle des orientalistes en Occident, on se renouerait donc avec les racines mêmes de la modernité occidentale. La poétique et la rhétorique sont les aspects de lesthétique que la pensée islamique a analysé le plus systématiquement. Dans la reconstruction de la théorie de la littérature islamique il convient dadopter une approche centrée sur lopposition entre le paradigme avicennien et le paradigme averroïste, car elle parcourt toute lhistoire de la pensée Islamique tout en penchant en faveur du pemier. En développant la recherche autour de quelques points de repère fondamentaux (tels que: acceptation ou refus de lémanatisme, théorie de limagination comme faculté indépendante des sens ou liée aux sens, acceptation ou refus de lintellect agent comme dator formarum, caractère extrinsèque ou intrinsèque des formes vis-a-vis de la matière, refus ou acceptation des causae secundae, attitude vis-à-vis des Anciens) il sera possible de jeter une lumière nouvelle sur la poétique islamique , sur ses intuitions de modernité et sur ses replis métaphysiques. 3. La poétique persane : variation sur un thème Islamique A lépoque médiévale, donc, lEurope latine et lOrient Islamique sont deux sous-systèmes qui forment un plus vaste système culturel fondamentalement unitaire. La notion de civilisation islamique nest pas de caractère religieux ou ethnique, mais culturel. Elle est en effet le produit dune synthèse grandiose à laquelle ont participé Arabes, Berbères, Juifs, Turcs, Iraniens, Musulmans, Chrétiens, .... La culture de cette civilisation sest exprimée en arabe (le moyen privilégié de la transmission du savoir religieux, scientifique et philosophique) aussi bien quen dautres langues, et notamment en persanet en turc. Mais il est évident que le facteur linguistique, qui dans lâge moderne coïncide presque avec le concept de nation, avait à lépoque une valeur purement formelle, et les différentes langues nétaient quune "variation sur un thème islamique" (Bausani). Cette approche nous permet daffirmer quil existe une poétique islamique, qui, sans avoir toujours trouvé une expression autonome par rapport aux autres branches du savoir, est à la base de toutes les littératures islamiques du Moyen Age. Nous nentendons pas par là nier les caractères qui distinguent les différentes "sous-poétiques" musulmanes. Au contraire, nous nous proposons den analyser une: la poétique persane qui, à la différence de la poétique arabe, a été relativement peu étudiée. Ceci est dû au fait que la plupart des traîtés persans médiévaux qui ont été explicitement consacrés à cette matière manquent doriginalité par rapport a leurs homologues arabes, et ils ne contribuent pas à la reconstruction de la théorie littéraire persane. Cependant, on ne peut pas, dans ce domaine, se limiter à létude des traîtés officiels, mais il convient dadopter une approche transversale, en parcourant des textes hétérogènes de la tradition persane. Il ne faut pas oublier dailleurs le relativisme historique de notre position de chercheurs modernes vis-à-vis du Moyen Age, car lexigence de tracer les limites de lesthétique relève dune division typiquement moderne du savoir. 3.1. Points de repère Afin de reconstruire la poétique persane il convient de suivre cinq directions de recherche, chacune représentés par un groupe de textes. En voilà la liste. 1) Les traïté de poétique et de rhétorique officiels et traditionnels. Il sagit de textes qui, malgré leurs limites, ne peuvent pas être ignorés par le chercheur. LInterprète de lEloquence de Omar al-Râduyâni (XIème-XIIème siècles), Les Jardins de la Magie dans les Finesses de la Poésie de Rashidoddin Vatvât (XIIème siècle), et le Dictionnaire des Règles de la Poésie Persane de Shams-e Qeys (XIIIème siècle) sont les trois textes fondamentaux de ce premier groupe, et il sont a la base de lenseignement de rhétorique dans les écoles et les universités iraniennes jusquà nos jours. Ces textes ont été rédigés en persan car il ont été conçus comme des oeuvres de vulgarisation sadressant à un public de culture moyenne ne connaissant pas larabe. Il convient aussi de mentionner les Tazkere, des anthologies poétiques qui comprennent, dans la plupart des cas, des simples listes de noms dauteurs et de vers. 2) Les oeuvres littéraires. Etant donné la richesse de la littérature persane, il sagit d'un domaine très vaste. On sait que les poètes et les écrivains composent leurs oeuvres sur la base dune poétique dont ils sont plus ou moins conscients, et quils expriment dune façon plus ou moins explicite. Il convient aussi de tenir compte du fait que dans le monde islamique lautorité en matière de critique littéraire ne revient pas aux poètes (comme dans lArabie ante-islamique), mais aux philologues, aux savants (ulamâ) et, plus en général, à la "classe" de la bureaucratie (les kuttâb, véritable pilier de ladministration gouvernementale, à qui sont confiées, à partir du IXème-Xème siècles, les missions culturelles essentielles ainsi que la transmission du savoir (Bencheikh). Cependant, au fur et à mesure quon se déplace vers les territoires orientaux du monde islamique, certains caractères dominants de la culture officielle font place à des exceptions, et les poètes semblent, au moins en partie, rentrer dans leurs droits en matière de critique littéraire. Ainsi, le scientifique et polygraphe iranien Nasiroddin Tusi peut écrire : "Selon les philosophes grecs la représentation imaginative relève de lessence de la poésie, tandis que selon les poètes arabes et persans elle relève de ses qualités", en mettant sur le même plan les philosophes grecs qui sétaient occupés de poétique et les poètes arabes et persans. Cette observation témoigne du fait que des lépoque certains auteurs considéraient les oeuvres littéraires comme dépositaires dune théorie de la littérature. Parmi les textes de ce groupe, ceux qui pourraient revêtir le plus grand intérêt sont les oeuvres mystiques, telles que celles de Faridoddin Attâr et Eyn al-Qozât al-Hamadâni. 3) Les encyclopédies. Ce genre, diffusé dans tout le monde islamique, est lincarnation même dune approche universelle et interdisciplinaire du savoir. 4) Les textes dinspiration philosophique liés à la tradition de la falsafa orientale (cest a dire la "philosophie hellénistique de lIslam", représentée notamment par les oeuvres en arabe de al-Kindi, al-Farâbi et Avicenne). Cette tradition offre peu dexemples de textes en persan, comme loeuvre ci-dessus mentionnée de Nasiroddin Tusi, Les Règles de la Poésie, et, du même auteur, le traîté de logique intitulé Les bases de la connaissance (Asâs al-eqtebâs). Il sagit encore de textes de vulgarisation sadressant à un public qui ne lisait pas larabe, mais les bases philosophiques quils sous-entendent les rendent tout de même fort intéressants. 5) Last but not least, les développements en matière de théorie littéraire qui ont vu le jour, à partir du XIIIème siècle, dans lInde musulmane, oú le persan devient la langue littéraire aussi bien que la langue officielle de ladministration. Probablement, la position "périphérique" de lInde musulmane à lintérieur du système culturel islamique, ainsi que limportance des contacts avec la riche tradition du subcontinent, ont permis des développements dans le domaine de la poétique qui navaient pas pu se réaliser dans les territoires iraniens. Auprès des musulmans de lInde la langue arabe, ne serait-ce qua cause de la distance géographique, est perçue comme lointaine, bien quelle jouisse toujours du prestige qui revient à la langue de la révélation. En territoire iranien, malgré lessor de la littérature persane, larabe est encore la langue scientifique et philosophique par excellence, tandis quen Inde ce rôle est joué par la langue persane. Lintelligentsia indienne, dont le persan nétait pas, dans la plupart des cas, la langue maternelle, avait donc lexigence dobjectiver, analyser et canoniser la langue et la littérature persane. Comme de nombreux auteurs iraniens sétaient consacrés à létude de questions relatives à la langue et à la littérature arabe, de nombreux auteurs indiens rédigent, eux aussi, des dictionnaires, des encyclopédies, des traîtés de lexicographie et épistolographie en persan. En outre, lusage répandu parmi les poètes persophones de lInde de rédiger des préfaces à leurs ouvrages, nous a fait parvenir des spécimens de véritables manifestes de poétique (cfr. par exemple les préfaces aux ouvrages poétiques de Amir Khosrow Delhavi, XIIIème-XIVème siècles). Ceci semble attester que dans cette aire du monde islamique non seulement les philologues et les bureaucrates, mais aussi les poètes exerçaient une autorité en matière de critique littéraire. En Inde, comme dans tous les territoires orientaux de lIslam, laverroïsme passe inaperçu, tandis que lavicennisme laisse des traces profondes dans tous les domaines de la culture. Au même temps, la pénétration de la mystique musulmane (soufisme) dans le subcontinent (surtout, à partir du XIIIème siècle, dans son interprétation "panthéiste" de Ibn al-Arabi) a trouvé un terrain favorable à cause de certaines affinités avec lhindouisme. Létude de la poétique persane de lInde, donc, doit tenir compte de ses rapports éventuels avec la poétique sanscrite. Conclusion Dans une époque contrastée comme la notre qui, faute dune définition meilleure, a été appelée "postmoderne", à quoi sert létude de la philosophie? Et a quoi sert, tout particulièrement, létude de la philosophie Islamique ? En Occident, la diffusion de cette dernière discipline en dehors du cercle étroit des orientalistes peut contribuer à la recomposition dune identité historique qui, pour beaucoup daspects, apparaît aujourdhui fragmentée. Quant aux pays musulmans, ils ont peut-être un besoin encore plus urgent de revenir aux études de philosophie . La pensée islamique contemporaine, en effet, se trouve dans la nécessité de transformer, dans un sens non fondamentaliste, son rapport avec sa propre tradition. Seul létude critique et philologique des Classiques médiévaux peut permettre, grâce au développement dune véritable conscience historique, de situer les Classiques dans lhistoire et de jeter les bases dune connaissance moderne et inductive. Mais la tradition, comme dailleurs toute la culture, est une pensée transmise et interprétée par le langage. Ainsi, létude de la poétique et de la rhétorique islamiques, en tant que lieu privilégié de réflexion sur le langage au Moyen Age, est destinée à jouer un rôle qui dépasse bien le domaine de la théorie littéraire |
Bibliographie Bausani, Alessandro & Pagliaro, Antonino, La letteratura persiana, Firenze-Milano, Sansoni-Accademia, 1968. Bencheikh, Jamel Eddine, Poétique arabe, Paris, Gallimard, 1989. Corbin, Henri, Histoire de la philosophie islamique, Paris, Gallimard, 1986. Croce, Benedetto, Estetica, Bari, Laterza, 1902. Eco, Umberto, Il problema estetico in Tommaso dAquino, Milano, Bompiani, 1970. Gabrieli, Francesco, "Corrélations entre la littérature et lart dans la civilisation musulmane" : Classicisme et déclin culturel dans lHistoire de lIslam, Paris, éditions Besson & Chantemerle, 1957, pp. 53-70. Grunebaum, G.E. von, "Arabic and Persian Literature : Problems of Aesthetic Analysis" : La Persia nel medioevo, atti del convegno internazionale (Roma, 31 Marzo-5 Aprile 1970), Roma, Accademia Nazionale dei Lincei, 1971, pp. 337-349. Rypka, Jan, History of Iranian Literature, Dordrecht-Holland, D.Reidel Publishing Company, 1968. Huntington, Samuel, The Clash of Civilisation, 1996. ![]() |