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Modern Philosophy

Paideia et Philosophie au Siècle des Lumières (1)

Sébastien Charles
Université d'Ottawa
51058358@aix1.uottawa.ca

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RÉSUMÉ: Parti d'une formulation maladroite de Rousseau laissant croire qu'il ne s'était rien fait sur le thème de l'éducation des Quelques pensées sur l'éducation de Locke à l'Émile, nous avons d'abord voulu montrer le côté fallacieux d'une telle proposition pour bien faire ressortir au contraire l'intérêt d'un tel sujet au siècle des Lumières, sujet qui mobilise toute l'attention des philosophes. Et cette importance accordée à l'éducation est nettement perceptible sur quatre points, qui sont au cœur de l'articulation logique de notre travail. Ainsi, nous montrons d'abord que l'éducation est un topos philosophique par excellence depuis la mise en évidence cartésienne des préjugés attachés à l'enfance. Philosopher, c'est donc former l'individu à repérer et à dénoncer ces présupposés qu'on impose à sa conscience. Cela passe évidemment par une réforme du préceptorat. Ensuite, nous avons mis en valeur l'importance philosophique de l'éducation au siècle du sensualisme où tout part des sens et donc de l'enfance. Dans un troisième moment, nous nous sommes attaché à comprendre comment le siècle des Lumières envisageait l'importance de l'éducation non en termes d'individus mais d'espèce. Faisant intervenir Turgot et Condorcet, nous avons analysé les progrès de l'esprit humain de sa source ténébreuse à la lumière du siècle des philosophes et montré en quoi l'éducation est le socle même d'un tel processes. Enfin, nous terminons en pointant du doight le rôle indispensable de la raison dans toute tentative éducative. Nous inspirant alors de Kant, nous montrons les interactions entre raison et éducation tant au niveau privé que public. En conclusion, nous nous interrogeons sur la portée pratique de ces théories philosophiques.

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Le thème de l'éducation est un sujet fort à la mode au siècle des Lumières. Depuis la traduction française par Coste des Quelques pensées sur l'éducation de Locke en 1695, les ouvrages sur le sujet ne cessent de se multiplier, et c'est pourquoi Formey, dans son Anti-Émile, est sans conteste fondé à critiquer la prétention rousseauiste de «croire que son sujet était tout neuf après le livre de Locke». (2) Et Dom Cajot a même poussé l'audace jusqu'à montrer que cette prétention n'était en fait que pur et simple mensonge : «Rendons à Locke, ce qui appartient à Locke, écrit-il, et à d'autres personnages non moins distingués, ce qu'ils sont en droit de revendiquer ; par ce moyen M. Rousseau resserré dans sa véritable sphère, cessera d'attribuer à la fécondité de son imagination, les services qu'il doit à sa mémoire». (3) Desessarts pillé, Fleury et Morelly revus et corrigés, Montaigne et Locke réappropriés, Diderot et Voltaire abondamment consultés, Fénelon et Crousaz bien présents : l'Émile est tout sauf une invention pure et simple qui se passerait aisément d'une tradition vivace de 1695 à 1762.

Mais notre objet ici n'est pas de critiquer une formule maladroite de Rousseau mais plutôt de comprendre pourquoi éduquer, au siècle des Lumières, c'est avant tout faire œuvre de philosophe. De là quatre suggestions, qui sont autant de pistes de lectures possibles qui s'offrent à nous.

I. Que Philosopher, C'est Apprendre à se Déprendre

Si l'éducation est si importante au siècle des Lumières c'est parce que les philosophes savent, depuis Descartes, que les préjugés s'ancrent aux premiers âges de la vie, quand la raison n'est pas encore formée pour les contrer. Or, si les préjugés se transmettent par l'éducation, il ne faudra pas travailler seulement sur les enfants mais aussi sur leurs parents et leurs précepteurs car le cercle vicieux de l'ignorance ne peut être vaincu qu'à sa source même. C'est ce qu'a bien compris Jean-Pierre de Crousaz qui destine avant tout son Traité de l'éducation des enfants à un tel public : «Le plus grand nombre de pères s'examine si peu, et par là ont si bonne opinion d'eux-mêmes, qu'ils se persuadent que leurs enfants ne sauraient manquer de mérite, pourvu qu'ils leur ressemblent et qu'ils reçoivent la même éducation. Pour comble de malheur les personnes dont l'exemple a le plus d'efficace et dont les lumières et les vertus peuvent avoir le plus d'influence sur le bonheur du genre humain sont ordinairement ceux qui se dispensent le plus de ce devoir (...) Peu s'en faut qu'on abandonne au hasard l'éducation, et par conséquent la raison, le génie, l'humeur, les maximes et les habitudes des personnes à qui le genre humain est attaché. La faveur, la brigue, et souvent une infinité de circonstances, sur lesquelles on ne devrait pas faire la moindre attention, en décident». (4)

Deux positions s'offrent alors pour faire face à une telle négligence : ou bien une réforme en surface, celle des précepteurs privés, et c'est la voie choisie par le plus grand nombre, dont Crousaz et Rousseau; (5) ou bien une réforme en profondeur, et qui passe par un bouleversement de la dogmatique des Collèges, choix que privilégiera, pour sa part, Jean-Baptiste-Louis Crévier. Mais au fond tous cherchent à modifier le rapport d'autorité inscrit au cœur même du processus éducatif qui repose tant sur la force physique que psychique.

Dans le cadre privé, on cherche à remplacer la force et la sévérité par l'attention et la délicatesse. (6) Il est recommandé aux précepteurs d'être des exemples de vertu et non des parangons d'autorité. Fini l'apprentissage par la crainte du latin ou les répétitions inutiles de termes techniques que l'enfant ne comprend pas. Ce dernier n'est ni un animal ni un automate. Certains égards lui sont dus en fonction de l'homme qu'il est potentiellement. Comme l'écrit La Condamine dans sa Lettre critique sur l'éducation, à propos de ce genre d'apprentissage drastique: «On l'afflige, on l'excède : à peine a-t-il les yeux ouverts, déjà vous faites couler ses larmes. L'enfant prend le maître, le rudiment, le catéchisme, tout genre d'étude en horreur, et souvent c'en est pour la vie». (7)

Au niveau de l'instruction publique, un véritable désir de réforme anime ceux qui s'intéressent à l'éducation. Tous sont d'avis que les Collèges sont sinon inutiles du moins dangereux car ils ne préparent pas ceux qui en sortent au monde des salons où leur prétendue érudition n'est que le plus vain des savoirs. Crévier propose de remédier à une telle situation et adresse son traité De l'éducation publique à ces «maîtres entêtés de leurs routines» (8) qui ne savent que former sans eux-mêmes se réformer. Il leur propose un plan à long terme qui, dans ses grandes lignes, respecte le vœu de tous les philosophes des Lumières. Il montre tout d'abord qu'il faut s'adresser tant à l'âme qu'au corps car «un corps bien constitué se prête aux opérations de l'âme et une âme bien réglée facilite les fonctions du corps». (9) Quant aux études proposées, elles doivent être proportionnées à ce que les enfants peuvent savoir en fonction de leur âge et du génie naturel de chacun. Souplesse et attention sont les deux qualités principales de ces maîtres des temps à venir dont Crévier trace le portrait idéal. En outre, «il faut qu'ils aient le savoir suffisant, les mœurs estimables, et l'indépendance relative à leur état». (10) C'est pourquoi Crévier pense que de tels hommes se recruteront parmi les membres du clergé séculier même s'ils ne dépendront en dernier ressort que de l'État. Et si cette provenance cléricale n'est pas du goût de tous, elle correspond, parce qu'elle se doit d'être soumise à l'autorité civile, à une première tentative au siècle des Lumières de faire émerger une conception de l'école laïque qui ne s'affirmera que par la suite.

Enfin, l'éducation publique doit être donnée à tous car les talents naturels ne sont pas réservés qu'aux enfants des riches ou des villes : «L'expérience a démontré depuis longtemps, que c'est l'éducation et les premières habitudes de voir et d'entendre qui distinguent les hommes, beaucoup plus que le sang et le nom de leurs pères». (11) Cette expérience peut même aller jusqu'à indiquer que la barrière des sexes, face à l'éducation, est sans légitimité. Néanmoins, si tous les auteurs des Lumières s'entendent sur le fait que les jeunes filles doivent être éduquées à l'instar des jeunes gens, leur motivation en ce sens n'est pas toujours aussi louable qu'on voudrait le croire. (12) Si Crévier exige des femmes savantes, c'est pour rendre les hommes plus dévoués à l'étude et les détourner des frivolités mondaines dans lesquelles ils ne peuvent manquer de tomber dès qu'ils sont sous le charme de ces «jolies marionnettes», vraies «pagodes parées, qui ne veulent que leur encens». (13) Chez d'autres, au contraire, l'éducation des jeunes femmes n'est pas à réformer mais à imiter. Ainsi, Morelly montre que les femmes, qui dans leur enfance se sont instruites grâce à la conversation et à la lecture et non à l'aune des Collèges, sont raisonnables bien plus tôt que les jeunes hommes. Cela est dû au fait que chez elles on a laissé librement s'épanouir ces deux facultés naturelles que sont l'imagination et la mémoire. Au contraire, «dans un fils de famille, que l'on veut avancer dans le monde, on précipite tout : on fait jouer quantité de ressorts et de machines pour remplir son esprit ; on le plie tellement, que souvent il se fausse et quelquefois il ne se redresse jamais». (14)

L'éducation donnée dans les Collèges, parce qu'elle est contre nature, est donc bel et bien caduque. Il faut retirer les enfants des mains de ceux qui pensent qu'éduquer n'appartient qu'aux ministres de la surnature, comme l'Archevêque de Paris qui, dans son Mandement contre l'Émile, déclare que seule la religion chrétienne connaît la grandeur et la misère de l'homme et donc aussi sa destinée future. De là, il conclut que c'est à elle seule «de former la raison, de perfectionner les mœurs, de lui procurer un bonheur solide dans cette vie et dans l'autre». (15) Paideia servante de la théologie, c'est ce que les philosophes des Lumières ne sauraient accepter.

II. Que Philosopher, C'est Apprendre à Comprendre

Si les maîtres des Collèges ne savent que produire des perroquets babillards à la raison faussée dès le départ, c'est qu'ils ne sont pas philosophes. Être philosophe, c'est partir de la racine même des choses et donc, en ce qui concerne l'éducation, de la nature enfantine. Comme le dit par exemple Morelly, dont Rousseau s'est abondamment inspiré, «j'écris pour l'homme et je le prends dès son enfance : j'observe les mouvements de son esprit et les progrès de ses connaissances ; et comme il est sensible avant que d'être raisonnable, c'est en épiant ses sensations que je cherche à découvrir les premiers pas que la raison lui fait faire». (16) En bref, il faut partir des sensations et non d'une théorie toute faite censée expliquée l'homme. «Descartes dit : Je pense ; donc je suis. La conclusion serait immédiate, s'il disait : je sens ; donc je suis». (17) En utilisant un tel leitmotiv, les philosophes des Lumières ne voient pas qu'ils ne font guère autre chose que leurs devanciers et que leur recours systématique à l'expérience est tout aussi théorique que le rationalisme qu'ils dénoncent. En effet, il s'agit pour eux aussi de faire rentrer la nature dans le schéma sensualiste qu'ils ont forgé et dont ils pensent sincèrement qu'il découle naturellement des faits mêmes. À ne pas vouloir forger d'hypothèses, on se condamne néanmoins à la systématicité puisqu'un refus n'est autre qu'une position tranchée.

La sensation : voilà le maître mot des pédagogues-philosophes. Que l'on soit ici disciples de Locke et partisans d'une répartition structurelle entre sensation et réflexion - comme Buffon, Rousseau ou le Condillac de l'Essai sur l'origine des connaissances humaines -, ou sensualistes purs et durs, qui voient dans la sensation l'intégralité originelle des faits physiques et psychiques - comme le sont Helvétius, La Mettrie ou le Condillac du Traité des sensations -, il n'empêche que pour tous la tabula rasa est au point d'émergence du sens comme du sensible. Nihil est in intellectu quod non fuerit prius in sensu. On comprend comment une telle théorie, qui fait de la raison un processus naturel et non, comme chez Leibniz, une innéité première, bouleverse l'éducation dans sa théorie comme dans sa pratique. Le pédagogue s'attachera donc à la corporéité de l'enfant et non à une rationalité inexistante puisque informe. Ainsi Rousseau peut-il écrire dans l'Émile que «comme tout ce qui entre dans l'entendement humain y vient par les sens, la première raison de l'homme est une raison sensitive ; c'est elle qui sert de base à la raison intellectuelle : nos premiers maîtres de philosophie sont nos pieds, nos mains, nos yeux». (18) Et Condillac d'ajouter que «nos premières idées ne sont que peine et plaisir». (19) Ce n'est qu'ensuite que l'esprit intervient pour comparer, lier et combiner ces idées qui lui viennent des sens. Pour Morelly et Buffon, c'est cette opération qui fait toute la différence entre les hommes et c'est pourquoi «il ne faut pas être surpris s'il y aussi peu de ressemblance entre les esprits qu'entre les visages». (20) Rousseau est lui aussi intimement persuadé que la «manière de former les idées est ce qui donne un caractère à l'esprit humain». (21) Quant à Condillac, il voit dans cette opération délicate ce qui distingue la »normalité» de la folie (le fait de trop lier les idées entre elles) et de la stupidité (le fait de ne pas assez les lier). (22)

À partir de là, on aura donc à cœur de faire expérimenter aux enfants, par leur sensation, une foule de choses et non de se borner, comme dans les Collèges, à leur faire répéter des idées qui les dépassent parce qu'ils n'en sont pas les créateurs et dont ils n'auront aucun souvenir à l'âge adulte. Il ne faut pas forcer la nature humaine mais la suivre. L'heure est à l'éducation par le jeu et non aux leçons graves et sérieuses, aux langues vivantes plutôt qu'au latin, et aux ouvertures sur les sciences de la nature plutôt qu'au repli austère sur les catéchismes. (23) Il faut s'attacher à travailler la mémoire à partir des idées qu'elle a pu former et non de celles qu'on rêve de lui imposer. L'anti-innéisme de Locke a bel et bien porté fruit. Non pas qu'il ne faille plus s'occuper de Dieu et de la religion révélée, mais refuser de commencer par ce qui, tout comme la philosophie d'ailleurs, doit être le résultat d'un processus et non son point de départ. Il faut donc proportionner les connaissances à ce que l'enfant peut comprendre. C'est aussi la conclusion de Condillac : «Si un précepteur, connaissant parfaitement l'origine et le progrès de nos idées, n'entretenait son disciple que des choses qui ont le plus de rapport à ses besoins et à son âge ; s'il avait assez d'adresse pour le placer dans les circonstances les plus propres à lui apprendre à se faire des idées précises et à les lui fixer par des signes constants... quelle netteté, quelle étendue ne donnerait-il pas à l'esprit de son élève!». (24)

III. Que Philosopher, C'est Apprendre à Prendre L'espèce comme Guide et non Seulement L'individu

Si éduquer c'est faire passer l'enfant des sensations à la raison, des ténèbres des perceptions à la lumière rationnelle, c'est donc bien perfectionner son esprit par l'acquisition de connaissances utiles et certaines. Ainsi faut-il croire que l'être humain est hautement perfectible a contrario des autres êtres naturels. Et cette perfectibilité (le mot est de Turgot) est démontrable tant pour l'individu que pour l'espèce. Il suffit, comme Turgot et Condorcet l'ont proposé, de brosser un tableau philosophique (Turgot) et historique (Condorcet) des progrès successifs de l'esprit humain. Travaillée tant par la raison que par les passions, (25) «la masse totale du genre humain par des alternatives de calme et d'agitation, de biens et de maux, marche toujours, quoique à pas lents, à une perfection plus grande». (26)

Pourtant, à la naissance, les êtres humains sont égaux dans l'ignorance et leurs sensations issues de sens identiques ne peuvent que produire des idées semblables. L'éducation est donc ce qui distingue entre eux les hommes dans leur singularité comme dans leur appartenance à un groupe constitué, tribu, peuple ou nation. L'histoire de l'humanité est donc celle d'un progrès constant vers une rationalité accrue qui dépend entièrement de l'éducation que chaque génération transmet à la suivante. D'où l'on comprend le mot de Jean Borella pour qui «la nature de l'homme, c'est la culture». (27) C'est pourquoi l'éducation est au fondement même des Lumières car elle est ce fragile flambeau, toujours menacé du vent de l'ignorance et du souffle de la superstition, qui tente de se survivre et, si possible, de se diffuser. Cela suppose bien évidemment une liberté d'enseignement coextensive d'une liberté de penser et donc d'une liberté politique. Car, comme l'a bien vu Turgot, «le despotisme perpétue l'ignorance et l'ignorance perpétue le despotisme». (28) Seul un État libre sera en mesure de permettre une émancipation de l'éducation qui puisse conférer à la raison sa pleine autonomie. «Il arrivera donc, écrit Condorcet, ce moment où le soleil n'éclairera plus, sur la terre, que des hommes libres, et ne reconnaissant d'autre maître que leur raison ; où les tyrans et les esclaves, les prêtres et leurs stupides instruments n'existeront plus que dans l'histoire et sur les théâtres ; où l'on ne s'en occupera plus que pour plaindre leurs victimes et leurs dupes, pour s'entretenir, par l'horreur de leurs excès, dans une utile vigilance, pour savoir reconnaître et étouffer, sous le poids de la raison, les premiers germes de la superstition et de la tyrannie, si jamais ils osaient reparaître». (29) C'est pourquoi l'espérance de Condorcet, véritable foi en la raison qui en fait un authentique enfant des Lumières, est plus forte que sa peur. Pour Condorcet, condamné à mort et activement recherché, un tel cheminement de la raison est «un asile, où le souvenir de ses persécuteurs ne peut le poursuivre ; où, vivant par la pensée avec l'homme rétabli dans les droits comme dans la dignité de sa nature, il oublie celui que l'avidité, la crainte ou l'envie tourmentent et corrompent ; c'est là qu'il existe véritablement avec ses semblables, dans un élysée que sa raison a su se créer, et que son amour pour l'humanité embellit des plus pures jouissances». (30) Irénisme naïf peut-être, mais qui montre combien le rôle de l'éducation comme accession à la raison est primordial au siècle des Lumières. Ainsi, comme l'écrit Gérard Raulet : «L'histoire de l'éducation n'est au fond rien d'autre, au XVIIIe siècle, que l'histoire de la Raison historique : dans la mesure où l'éducation inclut l'idée d'une tutelle, l'idée d'éducation est la catégorie pratique de la lutte contre les tutelles dogmatiques (en particulier la tutelle religieuse) ; elle porte ici jusqu'à son point le plus avancé l'offensive de la Raison». (31)

IV. Que Philosopher, C'est Apprendre à Prendre la Raison pour Guide

De l'espèce, nous devons redescendre à l'individu car les progrès de l'esprit humain ne sont, au fond, que ceux des esprits humains eux-mêmes, pris dans leur singularité. Avant d'agir sur l'espèce, l'éducation influe sur chaque individu, car comment avoir un tout rationnel sans des parties qui le sont ? C'est pourquoi Kant, quand il répond à la question Qu'est-ce que les Lumières?, s'adresse à l'individu dans sa particularité : «Sapere aude !Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières». (32) Cela implique le devoir de passer au crible de sa raison les opinions que le monde nous propose en refusant de nous en satisfaire. Ainsi l'éducation reçue doit elle aussi être soumise à notre raison si nous voulons l'évaluer dans sa pertinence. Cela suppose des maîtres éclairés qui voient dans leurs élèves une raison à former et non un cœur à dompter. On pourra nous objecter le cercle vicieux d'une telle argumentation : si l'on veut des élèves éclairés, il faut d'abord des maîtres éclairés qui ne peuvent exister que si, lorsqu'eux-mêmes étaient élèves, de tels maîtres existaient. Soit, théoriquement l'argumentation souffre d'une certaine faiblesse. Mais dans la pratique, ne trouve-t-on pas des exemples convainquants ? Écoutons Kant énoncer son Annonce sur le programme de ses leçons pour le semestre d'hiver 1765-1766 : «Le professeur ne doit pas apprendre des pensées... mais à penser. Il ne doit pas porter l'élève mais le guider si l'on veut qu'à l'avenir il soit capable de marcher de lui-même». Si rupture de la circularité vicieuse il y a avec Kant, on doit conclure que tout est possible, et les panégyriques de Turgot le laissaient déjà prévoir, tout comme l'hypothèse de La Condamine qui présupposait une révolution pédagogique aussi inéluctable que celle qui, en philosophie, sous l'impulsion de Descartes, venait d'abattre la métaphysique oiseuse et abstruse des scolastiques.

Mais si l'injonction kantienne exige surtout un affranchissement des esprits, on comprend bien qu'une telle condition n'est possible que dans un État lui-même éclairé où l'on peut faire, selon l'expression kantienne, un usage public de sa raison. C'est là la pierre de touche de l'éducation car sans usage public de la raison, comment proposer des réformes structurelles des institutions ? Comment toucher et informer le public, comment faire naître des débats fructueux si un espace public libre n'est pas institué ? C'est là tout l'enjeu des Lumières.

En conclusion, il serait bon de s'interroger sur la formulation pratique d'un tel enjeu lors de la Révolution française et voir en quoi cette dernière est ou non fille des Lumières. Certes, les projets d'éducation révolutionnaires sont bien de la facture des Lumières dans leur souci de s'intéresser tant au physique qu'au moral de l'homme, leur refus de l'assujettissement au sacré, leur confiance dans la réforme entreprise et leur volonté de rendre les individus maîtres d'eux-mêmes. Mais c'est sur ce dernier point que des doutes ne peuvent manquer d'être émis. Ainsi, si nous prêtons l'oreille à certains discours, on ne peut s'empêcher de frémir. Tel celui du pasteur Rabaut Saint-Étienne pour qui l'éducation nationale «consiste à s'emparer de l'homme dès le berceau et avant même sa naissance ; car l'enfant qui n'est pas né appartient déjà à la patrie. Elle s'empare de tout l'homme sans le quitter jamais en sorte que l'éducation nationale n'est pas une institution pour l'enfant mais pour la vie entière». (33) Cette tendance, que Condorcet combat, trouve sa pleine expression dans le plan Lepeletier que Robespierre affectionne tant. Embrigadement collectif, endoctrinement psychique, égalitarisme niais, ce plan, bien qu'il s'en réclame, est à l'opposé des principes des Lumières. Ici encore, l'éducation nous rappelle l'abîme philosophique entre la théorie et la pratique, l'idéal et le concret.

Éclairer sans endoctriner, éduquer sans dompter, instruire sans détruire, est-ce aussi malheureusement penser sans faire ? Là est sans doute la grandeur et la faiblesse des Lumières.

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Notes

(1) Pour une lecture plus aisée du texte, nous avons modernisé l'orthographe de tous les textes des philosophes des Lumières cités ici.

(2) Rousseau, Émile ou de l'éducation, dans Œuvres complètes, t. IV, Paris, NRF-Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1969, p. 241. Réponse de Formey, dans son Anti-Émile, nouvelle édition corrigée et augmentée, Berlin, Joachim Pauli, 1763, p. 21 : «Il y a cependant bien d'autres traités d'éducation connus et estimés, qui ne sauraient être ignorés de l'auteur».

(3) Dom Cajot, Les Plagiats de M. J. J. R. de Genève, sur l'éducation, La Haye et Paris, Durand, 1766, p. XXI-XXII. Même avis chez Mme de Genlis qui voit bien que Rousseau plagie Locke à de nombreuses reprises sans le citer dans Adèle et Théodore, ou Lettres sur l'éducation, Paris, Lambert et Baudouin, 1782, t. I, lettre XI, p. 70.

(4) Crousaz, Traité de l'éducation des enfants, La Haye, Vaillant et Prevost, 1722, t. I, p. I-III.

(5) Il est clair que les philosophes des Lumières n'envisagent pas d'éduquer le peuple, que souvent ils méprisent, mais les enfants de la noblesse ou de la bourgeoisie. Ainsi, Rousseau écrit dans la Nouvelle Héloïse : «N'instruisez pas l'enfant du villageois, car il ne lui convient pas d'être instruit» et Voltaire, répondant à l'Essai d'éducation nationale de La Chalotais : «Je vous remercie de proscrire l'étude chez les laboureurs. Moi qui cultive la terre je vous présente requête pour avoir des manœuvres et non des clercs tonsurés (...) Il est à propos que le peuple soit guidé et non pas qu'il soit instruit ; il n'est pas digne de l'être». Ces deux citations sont tirées de l'article de C. Rivals, M. Eliard et J. Thome, «La Révolution et l'école. La question de l'écolage au XVIIIe siècle. Obscurité et "Lumières" avant 1789», Les dossiers de l'éducation, IV, nº 14-15, 1988, p. 116.

(6) Sur le préceptorat au siècle des Lumières, cf. Daniel Roche, «Le précepteur dans la noblesse française : instituteur privilégié ou domestique ?», Collection de l'École française de Rome, vol. 104, 1988, p. 13-36.

(7) La Condamine, Lettre critique sur l'éducation, Paris, Prault Père, 1751, p. 30-31.

(8) Crévier, De l'éducation publique, Amsterdam, [s. l.], 1762, p. III-IV.

(9) Ibid., p. XI.

(10) Ibid., p. 191.

(11) Ibid., p. 160.

(12) Voir, à ce propos, le très instructif article de Martine Sonnet, Collection de l'École française de Rome, vol. 104, 1988, p. 53-78.

(13) Crévier, op. cit., p. 231.

(14) Morelly, Essai sur l'esprit humain ou Principes naturels de l'éducation, Paris, Jean-Baptiste Delespine, 1743, p. 146.

(15) Mandement de Monseigneur l'Archevêque de Paris portant condamnation d'un Livre qui a pour titre : Émile, ou de l'Éducation, par J. J. Rousseau, Citoyen de Genève, chez Jean Neaulme, 1762 dans Rousseau, Lettre à Christophe de Beaumont, Amsterdam, Michel Rey, 1766, p. XLII.

(16) Morelly, op. cit., p. I-II.

(17) Morelly, Essai sur le cœur humain ou Principes naturels de l'éducation, Paris, Jean-Baptiste Delespine, 1745, p. 2.

(18) Rousseau, op. cit., p. 370.

(19) Condillac, Traité des sensations (1755), I, 2, section 7.

(20) Morelly, op. cit., p. 14.

(21) Rousseau, op. cit., p. 481.

(22) Cf. Peter Jimack, «Les influences de Condillac, Buffon et Helvétius dans l'Émile», Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau, t. XXXIV, 1956-1958, p. 107-137.

(23) La part d'invention est ici flagrante, qui fait de l'enfant un être naturel particulier, innocent et joueur comme la Nature dans son intégralité. Voir, à ce sujet, l'analyse pénétrante de René Scherer, «Entre les Lumières et l'Illuminisme : l'enfant», in J. Varloot (dir.), Du Baroque aux Lumières. Pages à la mémoire de Jeanne Carriat, Limoges, Rougerie, 1986, p. 193-196.

(24) Condillac, Essai sur l'origine des connaissances humaines (1746), I, IV, I, section 12.

(25) Il est évident que les textes de Turgot sont l'écho de ce que dira plus tard Hegel des passions comme moteur de l'histoire dans ses Leçons sur la philosophie de l'histoire.

(26) Turgot, Tableau philosophique des progrès de l'esprit humain (1750), dans Turgot. Formation et Distribution des richesses, textes choisis par J.-T. Ravix et P.-M. Romani, Paris, GF-Flammarion, 1997, p. 71. Cf. sur ce sujet les analyses pénétrantes de Simone Goyard-Fabre, «L'optimisme juridique au XVIIIe siècle : ses raisons, ses limites», De Philosophia, vol. XIII, nº 1, printemps-été 1997, p. 51-73.

(27) Démocrite ne disait pas autre chose : «Nature et éducation sont choses très voisines. Car il est vrai que l'éducation transforme l'homme, et cette transformation confère à l'homme sa nature» (B XXXIII), cité par Clément d'Alexandrie, Stromates, IV, 151.

(28) Turgot, Plan d'un premier Discours sur l'Histoire universelle, dans op. cit., p. 117. On est ici très proche des remarques lumineuses du Discours de la servitude volontaire de La Boétie.

(29) Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, Dixième époque, Paris, GF-Flammarion, 1988, p. 271.

(30) Ibid., p. 296.

(31) Gérard Raulet, «L'idée d'éducation dans les Lumières allemandes», Archives de philosophie, t. LXII, cahier 3, juillet-septembre 1979, p. 425.

(32) Kant, Qu'est-ce que les Lumières ?, Paris, GF-Flammarion, 1991, p. 43.

(33) Cité par Dominique Julia, «Citoyenneté, instruction publique, éducation nationale : débats et projets de la période révolutionnaire (1789-1795)», Cahiers Universitaires Catholiques, V, 1, 1990, p. 13.

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