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Political Philosophy

Eduquer au paraître: l'ordre politique chez Montaigne et Pascal

Phillip Knee
Laval University
Philip.Knee@fp.ulaval.ca

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ABSTRACT: The thought of Montaigne and Pascal on political order holds considerable interest for current debates over theories of justice and the deconstruction of justice. This particularly holds true when the focus shifts toward the experience of the political, toward a phenomenology of the political order in which appearance is the central category. The Essais and the Pensées offer two strategies for educating readers with respect to appearance qua essence of the political order. In both, political order is demystified through a well-known critique of natural law. Order is then rehabilitated in the name of true justice. This paper attempts to define and contrast the moral and religious significance of this rehabilitation in the philosophies of Montaigne and Pascal.

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L'un des aspects frappants de la culture occidentale aujourd'hui est la conjonction de deux phénomènes qui semblent accompagner depuis quelques années la déconfiture des grandes idéologies historicistes: d'un côté, un certain regain d'intérêt pour la politique et le droit (largement disqualifiés auparavant par le marxisme), manifesté par diverses théories de la justice, souvent inspirées par la philosophie kantienne, du moins quand elle est interprétée dans un sens humaniste; de l'autre côté, la tentation d'un repli sur le privé, sur une esthétique solitaire, sur le souci du corps, appuyée au contraire sur une disqualification du politique et du juridique, ou sur leur déconstruction. Ces positions ont des racines profondes dans l'histoire de la philosophie, mais elles indiquent, à gros traits, le lieu de nombreux débats de la pensée contemporaine, prise entre les conséquences nihilistes d'une critique de tout fondement de l'éthique et la fragilité d'une visée éthique incapable de rendre compte de ses propres fondements. Je veux envisager cet enjeu par une approche qui ne consiste ni à contribuer à l'élaboration d'une théorie de la justice, ni à poursuivre l'entreprise déconstructrice, mais à me placer, avec Montaigne et Pascal, sur le terrain de l'expérience vécue du politique, d'une sorte de phénoménologie de l'engagement, afin de penser ensemble, de ce point de vue, la critique du droit et l'exigence de justice.

A cet égard, on peut noter qu'un penseur comme Jacques Derrida, quand il se décide (enfin) à aborder l'éthique et la politique, cherche justement chez Montaigne et Pascal (1) la base d'une critique moderne du droit qui reconnaisse pourtant la justice comme référence transcendante, indécidable, ou, dans les termes de la problématique derridienne, "indéconstructible". (2) Le fait que cette position ambivalente sur la justice s'esquisse à partir d'une interprétation de ces deux auteurs classiques n'est qu'un indice; mais cela rappelle utilement que chez eux la radicalité de la critique conventionnaliste, qui met en cause tout fondement naturel de l'ordre politique, n'a d'égale que l'exigence de justice qui les anime; que leur critique farouche des pièges de l'engagement public n'a d'égale que leur recherche d'un certain type d'engagement. Or, cette ambivalence ressort particulièrement de leur traitement de l'expérience du politique comme expérience du paraître, leur pensée politique consistant pour une bonne part en ce qu'on pourrait appeler un effort d'éducation au paraître.

Tout se passe comme si ces pensées s'appropriaient la grande leçon de Machiavel sur le politique comme domaine des apparences et tentaient d'élaborer une conception de la justice à travers cette prise en charge rigoureuse. Cela prend la forme d'une démarche double, où le monde du paraître est d'abord l'objet d'une démystification: les coutumes n'ont qu'une apparence de naturalité et le politique relève d'un imaginaire collectif où les hommes s'échangent les images qu'ils ont les uns des autres; puis où la théâtralité politique est comme consentie, voire réhabilitée, l'apparence étant reconnue dans sa légitimité. Par un changement de registre, la théâtralité dénoncée requiert une autre théâtralité afin d'assurer l'ordre et d'exister le politique. Or, ce second moment, où le paraître est assumé, n'a évidemment pas la même finalité chez Montaigne et Pascal, et c'est cette différence que je veux circonscrire en évoquant rapidement les thèmes de la duplicité et de la piperie.

S'inspirant de la gradation présente chez Montaigne en ce qui concerne le rapport au savoir, entre l'ignorance naturelle du paysan, la demi-science du contestateur de la crédulité et la docte ignorance du sage [II, 17, p.657], Pascal offre une sorte de typologie des manières de se rapporter au politique, qui permet de voir le sens de ce mouvement de réhabilitation opéré autant dans les Essais que dans les Pensées. Il distingue d'abord l'ignorance des conduites soumises du peuple qui voit dans l'ancienneté des lois et la majesté des institutions l'évidence de leur justice; ensuite la folie des conduites démystificatrices des demi-habiles qui, "sortis de l'ignorance naturelle", bouleversent les coutumes au nom d'une justice primitive à réaliser par la réconciliation de la loi et de la justice; et enfin la prudence de la conduite double des habiles qui rejoignent le conformisme du peuple pour d'autres raisons que lui, obéissant aux lois non parce qu'elles sont justes mais parce qu'elles sont lois [90]. Le peuple joue le jeu de cette légitimité pour ainsi dire spontanément, en adhérant à la naturalité des conventions pour peu qu'on évite de l'arracher à cette adhésion. En revanche, reconnaître qu'il y a une vérité de l'apparence, c'est consentir sciemment au paraître et accepter de jouer un rôle dans le théâtre du politique. Cela exige à la fois d'accepter l'autorité des règles du jeu, comme le fait le peuple, et de le faire pour d'autres raisons que le peuple. Le joueur qui honorent les grands le fait avec une "pensée de derrière la tête" [797] puisqu'il agit comme si le monde politique imaginaire et le monde réel coïncidaient; comme si l'ordre social était juste alors qu'il ne reflète que la force et la convention.

Si la justice est vue comme vide, l'obéissance se dissout et l'ordre politique aussi. C'est pourquoi les habiles philosophes n'ont pas pris les rapports politiques dont ils ont parlé au sérieux, selon Pascal; non dans le sens où le politique ne serait pas une matière grave, mais dans le sens où le prendre au premier degré, comme s'il se montrait pour ce qu'il est, serait manquer son essence. Pour être compris par ceux qui sont en représentation dans la vie politique sans le savoir, il convient donc d'adopter le langage de la représentation, de tenir compte de cette essence du politique sans la révéler directement par le discours. Platon et Aristote auraient donc "écrit de politique (...) comme pour règler un hôpital de fous"; ils auraient fait semblant d'en parler comme d'une grande chose parce qu'ils savaient que les fous à qui ils parlaient pouvaient être rois; et ils seraient "entrés dans les principes" de ces derniers "pour modérer leur folie au moins mal qu'il se peut" [533]. Faut-il dire la vérité à des fous sur leur folie? Peut-être, mais au risque d'être vu comme fou soi-même et de n'être pas entendu ou, pire encore, d'être entendu à moitié et de contribuer au déchaînement des passions politiques. Vaut-il mieux alors, parmi les fous, tenir le discours des fous? On sera alors entendu, puisqu'on jouera le jeu du politique, mais on ne dira pas ce jeu et on ne sera donc pas philosophe. D'où la solution consistant à consentir à la folie du politique, et à dire néanmoins sa vérité, mais indirectement, à quelques-uns qui sauront déchiffrer le discours.

Cette démarche de Pascal, consistant à faire des plus grands philosophes anciens des penseurs sceptiques pour qui les possibilités politiques se réduisent à un souci de modération, est aussi celle de Montaigne dans l'Apologie de Raymond Sebond [II, 12, p.507-512], et elle suppose de renoncer à ramener les fous à la santé, puisque c'est leur aveuglement qui garantit l'ordre. Fût-il celui d'un hôpital de fous, cet ordre repose sur l'ignorance des acteurs sociaux quant au jeu auquel ils participent, chacun devant croire à la représentation que l'autre a de lui. Toute politique positive, dans le sens d'une connaissance sur laquelle s'appuyerait un projet de réforme ou une perspective de progrès, est donc mise hors jeu. Comme le montre la diversité des lois dans les sociétés, la raison n'a pas la capacité de prendre en charge la complexité du politique. Mieux vaut donc suspendre le jugement en ces matières; et quand cela serait impossible, mieux vaut prendre position prudemment, en reconnaissant le rôle de la fortune et en approuvant les institutions qui ont fait l'épreuve du temps, plutôt qu'en pensant pouvoir maîtriser les choses et en prétendant les bouleverser [III, 10]. En dégageant le politique de toute exigence de moralisation, on se limite à assurer un ordre des apparences qui permette la poursuite ordonnée des fins privées. La légitimité n'est ni dans un fondement naturel ou divin, ni dans l'usage; mais dans une zône à circonscrire petit à petit par un va-et-vient entre la liberté de penser et le consentement aux usages. Ceci requiert une séparation du libre jugement intellectuel et de la soumission aux lois en place [I, 23, p.91], une séparation qui n'est pas absolue mais est l'objet d'essais et d'ajustements toujours repris par chaque individu. S'il y a une universalité, elle est dans cette recherche singulière et dans l'écho qu'elle peut susciter chez l'interlocuteur, le lecteur, l'ami. La démystification du paraître devient de cette manière un consentement au paraître.

Mais peut-on s'en tenir à cette position sceptique? Selon Pascal, en en faisant une thèse on aboutit soit à affirmer qu'il n'y a pas de justice universelle, ce qui serait revenir au dogmatisme et se contredire, soit à plaider pour la suspension pyrrhonienne du jugement, ce qui aurait pour conséquence d'inviter à une perpétuelle et invivable remise en cause de tout ordre en cherchant à "étouffer la nature" [131]. On ne peut pas plus nier l'aspiration au vrai et au juste qui habite l'homme qu'on ne peut faire comme si la vérité et la justice lui étaient accessibles: il aspire à la vérité et il est impuissant à rien prouver. Seule une perspective théologique mettant en son centre le mystère du péché peut rendre compte de cette contrariété qui définit la situation naturelle de l'homme. C'est pourquoi, ne se limitant pas à une éthique naturelle, Pascal ajoute à sa typologie deux modèles de conduites situés dans le cadre d'un rapport chrétien à la société. D'abord celle du dévôt qui méprise les conventions sociales au nom, cette fois, non de la raison, mais de la foi, et qui rejoint l'imprudence du demi-habile en appliquant directement le spirituel sur le temporel, en voulant faire régner la loi divine sur terre sans prendre la mesure de l'écart qui sépare les ordres. Ensuite la conduite du chrétien parfait, qui obéit aux lois comme l'habile, pas parce qu'il consent par prudence à la folie des hommes, mais parce qu'il voit que Dieu les a soumis à cette folie comme punition de leurs péchés. Comme l'habile, le chrétien joue le jeu du politique avec une pensée de derrière; mais ce n'est ni le même jeu, ni la même pensée, car sa perspective sur la justice injuste des hommes n'est plus celle du monde humain: il comprend la politique des hommes selon la mesure d'une vraie Justice qui donne sa place à l'injustice. Motivé seulement par son amour pour la Providence, son respect pour les institutions terrestres est, paradoxalement, la marque de sa distance avec tout ce qui procède de la corruption des hommes. La pensée de derrière de l'habile se transforme ainsi chez le chrétien en espérance, l'espérance d'un transpolitique où l'illusion du politique n'est plus nécessaire.

Cette différence entre l'habile et le chrétien permet de comprendre l'objection de Pascal à Montaigne sur la question de la piperie du peuple. En plus d'approuver l'erreur commune qui fixe l'esprit du peuple, Pascal en tire la conséquence, en se réclamant de Platon et de saint Augustin, que "pour le bien des hommes, il faut souvent les piper" [60]. Le politique étant défini comme le domaine des apparences et de l'illusion collective, cette piperie ne sert pas à cacher la vérité mais à cacher qu'il n'y en a pas; non à interdire aux hommes l'accès à une vérité qui leur serait due, mais à leur éviter la recherche d'une vérité inaccessible. La piperie sert à entretenir une illusion utile consistant pour le peuple à accorder une valeur naturelle aux lois et aux institutions, contre une illusion nocive consistant à croire que la vérité puisse se trouver et la justice se réaliser sur le plan de l'action des hommes. Il suffit pour cela de ne pas démentir ce que le peuple pense savoir, de ne pas contredire ses croyances. En effet, si on révélait au peuple pourquoi ses croyances sont raisonnables, et pourquoi il est préférable, en vérité, d'obéir aux lois; si on lui montrait que toute justice humaine ne peut être qu'une justice d'apparence et qu'il est donc sage de s'en contenter; alors il changerait d'avis et contesterait la justice en place. Et en sortant de l'illusion, il n'aurait plus raison. Puisque sa sagesse repose sur le fait qu'elle est ignorante d'elle-même, rompre cette ignorance serait l'engager sur le chemin de la folie - la folie de ceux qui prétendent vivre hors des apparences et qui les dénoncent, qui prétendent donc vivre hors politique, c'est-à-dire hors humanité.

Montaigne, quant à lui, observe la diversité des lois humaines selon les lieux et les époques, il constate que toute universalité semble échapper à l'homme, et aussi que cet homme aspire néanmoins à l'universel, qu'il a besoin de croire que sa justice est la justice. C'est pourquoi il s'agit d'assumer la conscience d'une situation ambiguë: l'homme a en lui l'idée d'une justice universelle et celle-ci lui échappe toujours. Le droit positif et la vraie justice ne pouvant jamais coïncider, il faut prendre acte de cette inadéquation en désamorçant pour ainsi dire son caractère tragique. Montaigne ne nie donc pas que l'ordre politique nécessite la piperie; et l'on sait que le bien public requiert, selon lui, "qu'on trahisse et qu'on mente et qu'on massacre" [III, 1]. Si les hommes pouvaient recevoir la vérité ils n'auraient pas besoin d'être gouvernés; et de plus, la piperie correspond à l'intérêt pratique du peuple, car non seulement paie-t-il le prix lourd dans les guerres civiles, mais les troubles le livrent souvent aux plus puissants dans la société, qui récupèrent à leur profit les désordres sociaux. Mais Montaigne souligne aussi l'horreur que lui inspire la "fausseté" [II, 17, p.647-649] et il gère pour lui-même cette difficile conciliation de l'utile et de l'honnête par une séparation du privé et du public et par le consentement à une salutaire méconnaissance quant à la vérité du politique.

Or, selon Pascal, Montaigne prétend étendre cette "doctrine" à tous, et il "a tort", car "le peuple n'est pas susceptible de cette doctrine" [525]. Mais pourquoi ne pas révéler cette inadéquation au peuple? Pourquoi ne serait-il pas capable de se soumettre à une justice purement formelle, de consentir à ce que la vraie justice soit hors de sa portée? Si le peuple suit la coutume, écrit Pascal, c'est "par cette seule raison qu'il la croit juste [...] car on ne veut être assujetti qu'à la raison ou à la justice". Consentir à une justice que le peuple sait injuste signifierait qu'il renonce à son désir de justice. Si l'homme est bien animé par ce désir qui lui reste de sa première nature, la conséquence est qu'il ne pourra jamais se contenter d'une justice d'établissement qui se donne pour telle. Les lois et les institutions seront toujours menacées par cette aspiration au bien si elles ne sont pas perçues comme incarnant une justice naturelle. La soumission aux lois risque de n'être qu'une soumission extérieure et l'ordre politique n'être qu'un ordre de surface, car l'homme cherchera toujours, en son for intérieur, le vrai et le juste par-delà la coutume existante si celle-ci n'est vue que comme une coutume.

Certes, la coutume est la nature de l'homme [419]. Dans le cadre des limites de sa nature déchue, s'accoutumer est sa manière d'être homme, c'est-à-dire de tendre au juste et d'aimer Dieu. Mais la coutume peut-elle aller jusqu'à faire qu'il obéisse à des lois seulement parce qu'elles sont lois et qu'il cesse donc d'aspirer au juste? Peut-elle aller jusqu'à effacer l'instinct de grandeur qui anime encore l'homme, même corrompu? Si la coutume peut tout, comme le pense Montaigne selon Pascal, la réponse serait positive, et, généralisée, cette doctrine produirait une société où l'homme n'aspirerait plus au bien mais à l'utile, non plus au juste mais à la modération, non plus au vrai mais au consensus... Mais la nature de l'homme n'est pas que coutume: il y a une vérité qui reste enveloppée dans l'illusion, il y a un amour de Dieu qui reste présent dans la perversion de l'homme fautif et qui rend possible un autre rapport au politique.

Si le mouvement de critique puis de prise en charge du paraître est commun à ces deux approches, leur exigence de justice se distingue sur le plan de la moralisation du paraître. L'essentiel dans les Essais est la reconnaissance du politique comme un aspect irréductible de l'existence. Les plus grands dangers viennent, non de l'ordre politique lui-même, mais des effets pervers d'une exigence de moralisation excessive, dépassant les limites de l'homme. Chez Pascal l'essentiel est le combat moral dont l'ordre politique doit rester l'objet jusqu'à ce que le Moi, qui y préside, ait été, non pas bien réglé, mais anéanti. D'où un type de conduite structuré par la distinction augustinienne entre usage et jouissance du monde, où le politique n'est pas nié mais relativisé et vécu selon un ordre qui fait place a une autre logique que celle de la cupidité [502]. Chez Montaigne, le paraître est comme autorisé par la recherche légitime des plaisirs personnels ou de la sécurité individuelle, ce qui entraîne une certaine séparation du privé et du public, ou plutôt une tension entre ces sphères. L'exigence morale chez Pascal entraîne la perspective d'une fusion des sphères privée et publique, sous la forme chrétienne du corps de membres pensants comme seule véritable Justice.

Toutefois, Montaigne et Pascal se retrouvent par leur commune méfiance envers toute transformation (pélagienne) par l'homme lui-même de sa condition d'être politique vivant dans le paraître. Condamnée par Pascal, cette condition n'est pas pour autant susceptible d'être moralisée par la volonté du pécheur, dont la conversion consiste justement à se déprendre de cet amour de lui-même pour s'abandonner à ce qui le dépasse. Le consentement de Montaigne est certes à la nature non au surnaturel, mais il rejette, comme Pascal, la prétention des hommes à forger eux-mêmes l'ordre politique, et sur ce plan au moins il n'annonce pas le volontarisme des Lumières. Si on ne trouve pas chez Montaigne l'issue religieuse qui structure toute la pensée politique de Pascal, on ne trouve pas davantage un projet explicite de réforme laïque de la société. Pourtant il ne préconise nul retrait hors du politique, mais un engagement individuel limité et reconnu comme incontournable, sous la forme d'une totalisation toujours inachevée de l'engagement public et du souci de soi. La vie publique arrache l'homme à lui-même mais il serait ruineux qu'il s'en détourne entièrement en prétendant se limiter seulement au privé. Il convient donc à la fois de consentir et de se refuser au politique, en sachant qu'aucune règle générale n'est applicable dans cet effort, si ce n'est celle de la modération.

Cette modération est nécessaire, selon Pascal aussi, car si l'ordre politique correspond bien à la condition de l'homme pécheur, il permet néanmoins d'assurer la paix. Mais le rapport du chrétien au paraître dépasse la critique sceptique des apparences et leur prise en charge au nom de la prudence politique, afin de rapporter le politique à l'exigence d'un autre ordre que celui de la concupiscence, celui de la charité. Une conversion consisterait pour l'homme à vivre le politique en se voyant, non plus comme le centre, mais comme le membre d'un corps qui est le tout, et à s'accepter comme lui appartenant plutôt que comme s'appartenant à soi-même. Dans ce sens, il ne s'agit ni de reconnaître l'autonomie du politique en y consentant, ni de moraliser le politique en le disqualifiant comme faux-semblant, mais d'y participer avec l'exigence de s'y arracher.

Eduquer au paraître, dans ces textes, c'est inviter le lecteur à une sorte de dextérité que requiert l'ordre politique bien compris: chez Montaigne, c'est celle de l'ironie philosophique ; chez Pascal, celle, dans le sens théologique de saint Augustin parlant de la Cité de Dieu, de la pérégrination.

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Notes

(1) Nous renvoyons pour les Essais de Montaigne à la pagination de l'édition Villey, PUF, Collection Quadrige, Paris, 1992; et pour les Pensées de Pascal à la numérotation des fragments de l'édition Lafuma dans les Æuvres complètes, Seuil, Paris, 1963.

(2) J. Derrida, Force de loi. Le "Fondement mystique de l'autorité", Galilée, Paris, 1994.

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