Aesthetics
and Philosophy of the Arts
Le Suranné Dans L'Art: Immanence et Nostalgie Evanghélos A. Moutsopoulos
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1. Un jeu dialectique: le classique et le moderne. La création artistique nest
pas un processus global et indivisible. Tout au contraire, soumise à lanalyse, elle
laisse apparaître plusieurs tendances souvent incompatibles, en tout cas opposées les
unes aux autres, et qui manifestent le véritable combat livré par lartiste pour
concevoir, puis pour réaliser la forme instaurée. Les oppositions ainsi mises en cause
expriment deux tendances principales: celle du respect du passé illustré par la
production duvres dont limportance pèse lourdement sur les esprits
créateurs, et celle de la hâte du progrès, voire du dépassement des formes anciennes,
aussi solidement puissent-elles être implantées dans les consciences esthétiques. En
fait, les deux tendances témoignent dun même attrait et dune même
séduction exercés par le possédé ou le déjà-donné et par linconnu ou le
recherché. Il va de soi que cest du dosage particulier de ces deux tendances dans
les réussites esthétiques que résulte le style distinctif de tel créateur ou de telle
époque. (1) Craignant les dangers sociaux et politiques que tout changement en matière dart est susceptible dentraîner pour ses contemporains, Platon se référait aux formes artistiques millénaires des Égyptiens, modèles, selon lui immuables, dinspiration artistique.(2) On sait aujourdhui que cette immutabilité ne fut que relative,(3) et que même dans les traditions artistiques les plus sévèrement et les plus dogmatiquement déterminées lélément dinnovation sinfiltre sans cesse non seulement pour en perturber la stabilité, mais aussi pour leur conférer vitalité et rajeunissement qui, en définitive, en assurent la perpétuation. Le cas de lart byzantin, entre autres, illustre parfaitement ce point de vue. On connaît limportance de lattrait du nouveau pour lartiste, et les biais par lesquels il sintroduit dans ses créations. Le progrès qui définit des changements survenant au niveau du traitement du matériau brut (par exemple: manière nouvelle de travailler la pierre, et qui a permis le passage de la voûte darêtes à la croisée dogives, donc du style roman au style gothique), explique uniquement les raisons techniques, non les raisons esthétiques proprement dites, du changement. Celles-ci sont à rechercher du côté de linsatisfaction produite par la répétition, et du désir dun au-delà formel, négation pure et simple du présent vécu. 2. Ontologie et axiologie du suranné. Cette dialectique peut aboutir à des créations dont le caractère hybride ou académique dénote respectivement léchec ou le succès, la précarité ou la stabilité. On comprend le rôle de la nouveauté dans la forme ainsi instaurée. Mais, dans le même contexte, on se rend moins bien compte du statut suranné de ces réalisations. Il ne sagit nullement danalyser le classique en soi, mais bien de dépasser le classique quest le suranné, le désuet, le vétuste. Le classique est durable par définition. Tout ce qui nest pas classique est moderne, notamment au sens où il est sujet à intégration dans un monde nouveau, donc sujet à dépassement.(4) Il ne fait pas de doute que le classique est également susceptible de comporter des éléments modernes, mais trop largement acceptés, et ce de manière durable, pour pouvoir être facilement rejetés par la suite. On névaluera pas uniquement le passage du moderne au suranné; lusage délibéré de toutes sortes darchaïsmes tout au long de la création artistique se prête également à une analyse concrète capable de compléter lexplication de limportance, en matière desthétique, de ce qui est dépassé dans une certaine mesure sans être complètement déplacé, voire déclassé, pour autant. La différence entre ce qui est passé classique et ce qui passe pour être à la mode réside dans le fait que le premier est pensé dans le durable, alors que le second lest dans le passager. Lanalyse de cette dernière qualification laisse apparaître deux phases de présence dun même élément à la mode: celle de rapprochement et celle déloignement de son actualité, toutes deux reliées par un point ou plutôt par une zone plus ou moins étalée, où lactualité en question devient culminante et kairique. Aussi peut-on distinguer les signes précurseurs dune nouveauté en train de se manifester: dans la rigueur harmonique beethovénienne, dapparence très classique, dans lalternance de la tonique, de la dominante et de la sous-dominante sinfiltrent, de temps à autres, des procédés dinnovation schubertiens avant la lettre: entre autres, le procédé romantique de modulation, censé capable de briser la monotonie de lexpression, et de renouveler lintérêt du développement en entraînant la composition vers des tonalités éloignées, sans transitions. Lusage excessif qui sera fait de ce procédé par la suite entraînera tour à tour engouement, lassitude et rejet. Le procédé ainsi avantagé au départ, puis progressivement abandonné, au profit dun retour à des conceptions plus éprouvées, est mieux confirmé par une longue utilisation. Lélément, le procédé, voire la forme qui, à un moment précis est à la mode passe dun état de plus-être à un état de moins-être au niveau de son acceptation par les consciences. Le mouvement Jugendstil a fait fureur en Europe au début du vingtième siècle. Les courbes quil favorisait, en combinaison avec les droites, constituaient une véritable nouveauté. Or lépoque étant, dans lensemble, favorable au dessin industriel, donc à la suprématie de la ligne droite, cette tentative qui véhiculait le retour dun certain baroque ne fit pas long feu. Désormais, tout rappel du Jugendstil nest quélément de désuétude, une sorte dexotisme non point dans lespace, mais dans le temps; non point une hystérésis, un attachement à lactualité du dépassé, mais un attachement attardé de la conscience à un présent révolu. Ce qui caractérise essentiellement le suranné, tout comme les autres catégories qui lui sont apparentées (désuet, vieillot etc.), cest sa fonction qualificatrice dobjets esthétiques éminemment transitoires, comparée au caractère définitif quaccusent les objets esthétiques auxquels les catégories dantique, dancien, voire de vieux, sont applicables. La raison en est que ces derniers ont déjà atteint un état dinaltérabilité, alors que les premiers sont en cours daltération, donc en mouvement, ne serait-ce questhétique. En tant que tels, ils attestent un éloignement esthétique de plus en plus prononcé, bien quinsuffisant pour leur octroyer un statut de dignité dans le respect. Leur moins-être nest pas consolidé: il se déprécie de plus en plus sans avoir encore réussi à être compensé par la fixation et la fixité quassure une distanciation nécessaire en loccurrence; cette hésitation, cette fluctuation ontologique, leur vaut une méfiance et une défiance, du moins provisoires. 3. La fonctionnalité du suranné. Encore que larchaïque ne soit pas en réalité antérieur à lancien, on qualifie darchaïsme toute référence à un passé esthétique intégré dans un processus de création vivante. Un archaïsme est la présence non seulement dune antériorité lointaine et révolue, mais aussi de toute antériorité, même récente. Ce schème couvre entièrement la présence, dans lart, de la catégorie du suranné et des catégories qui lui sont apparentées. Toutefois, la présence du suranné dénote une fonctionnalité particulière de larchaïsme. Elle atteste surtout le goût pour un présent ambigu, un présent en évanescence, un présent en train de sinfiltrer dans le passé, et, inversement, un passé qui sinfiltre dans le vécu actuel. On parlera, dans ce cas, dimmanence du passé dans le présent, au sens dune durée, voire dune pérennité en passe de se constituer, mais qui est encore loin de présenter le caractère incontestable quelle acquiert à lintérieur du classique. Elle sétablit à linstar dun équilibre instable; doù son aspect provisoire qui va à lencontre de son aspiration à la stabilité. Par ailleurs, la conscience du créateur se réfère au suranné comme pour consolider le présent en létirant en direction du passé récent, et pour en étaler la durée afin de linsérer dans un semblant déternité. Doù le caractère de nostalgie attribuable à cette activité. Dès lors, le suranné, de même que les autres catégories qui servent à en préciser la teneur, se voit conférer un rôle esthétique important au cours du processus de planification et de réalisation de luvre créée: (a) il établit et assure désormais la liaison et la continuité entre présent et passé récent, en définissant ainsi, plutôt quun point unique perdu dans une succession imprécise dinstants, une zone historique, une liaison qui forme linfrastructure temporelle sur laquelle la création de la forme artistique vient se greffer; (b) il confère à celle-ci une assise non seulement formelle, mais également réelle qui en précise lorientation esthétique proprement dite; (c) il re-kairifie ce qui est depuis peu dépourvu de sa kairicité, en lactualisant en tant quinactuel; et (d) il re-présente une limite axiologique, soit un terme de référence, aussi précis et aussi peu éloigné du présent vécu de la conscience qui, dans un élan nostalgique, se tourne vers le passé pour puiser réconfort, sinon assurance, dans ce qui est en état de fuite sans avoir encore été totalement privé de cours. ![]() |
Notes (1) Cf. E. Moutsopoulos, Expériences esthétiques convergentes, ou: du style, Annales dEsthétique, 15-16, 1976-1977, pp. 164-168. (2) Cf. Platon, République, IV, 424 c; cf. H. Ryffel, Metabolé politeiôn. Der Wandel der Staatsverfassungen, Noctes Romanae (Berne), 2, 1949, pp. 52 et suiv.; E. Moutsopoulos, La musique dans luvre de Platon, Paris, P.U.F., (1959) 1989, p. 187. (3) Cf. ibid., pp. 129-130. (4) Cf. Expériences esthétiques convergentes..., loc. cit.; cf. E. Moutsopoulos, Intégration du classique dans une esthétique libérale, Actes du IVeCongrès Inter-national dEsthétique (1960), Athènes, 1962, pp. 104-106. |