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Aesthetics and Philosophy of the Arts

Le Suranné Dans L'Art: Immanence et Nostalgie

Evanghélos A. Moutsopoulos
Institut International de Philosophie

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Résumé: La catégorie du suranné, appliquée à l’objet esthétique, notamment au produit de l’activité artistique, désigne une mesure, un kairos, qui se situe entre l’ancien qui ne s’érige pas encore en classique et le contemporain qui n’est pas encore jugé démodé. Il qualifie tout objet esthétique en passe d’acquérir une valeur d’ancienneté sans pour autant s’affirmer comme universellement acceptable et sans s’imposer impérativement. Il ne détermine ni ce qui a vieilli ni ce que l’on qualifierait de vieillot; il dénote, plus particulièrement, un état intermédiaire, plus ou moins officiellement reconnu, qu’il relie au présent. Dans cet ordre d’idées, le suranné implique pour la conscience esthétique un jeu dialectique entre ce qui est directement vécu et ce qui est poursuivi, avec, en plus, un rien de dédain, mais aussi avec un certain regret à son égard. Il équivaut à un présent rétentionnel dont on voudrait, mais ne pourrait, se détacher; d’où la nostalgie que la conscience esthétique éprouve pour lui. D’ordre éminemment transitoire, l’objet suranné est un objet esthétiquement intermédiaire qui s’identifie à une hystérésis formelle autant que fonctionnelle. Dès lors, le suranné assure une continuité esthétique, oriente la conscience vers le passé, actualise l’inactuel et cautionne le rapprochement de ce qui est sujet à distanciation.

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1. Un jeu dialectique: le classique et le moderne. La création artistique n’est pas un processus global et indivisible. Tout au contraire, soumise à l’analyse, elle laisse apparaître plusieurs tendances souvent incompatibles, en tout cas opposées les unes aux autres, et qui manifestent le véritable combat livré par l’artiste pour concevoir, puis pour réaliser la forme instaurée. Les oppositions ainsi mises en cause expriment deux tendances principales: celle du respect du passé illustré par la production d’œuvres dont l’importance pèse lourdement sur les esprits créateurs, et celle de la hâte du progrès, voire du dépassement des formes anciennes, aussi solidement puissent-elles être implantées dans les consciences esthétiques. En fait, les deux tendances témoignent d’un même attrait et d’une même séduction exercés par le possédé ou le déjà-donné et par l’inconnu ou le recherché. Il va de soi que c’est du dosage particulier de ces deux tendances dans les réussites esthétiques que résulte le style distinctif de tel créateur ou de telle époque. (1)

Craignant les dangers sociaux et politiques que tout changement en matière d’art est susceptible d’entraîner pour ses contemporains, Platon se référait aux formes artistiques millénaires des Égyptiens, modèles, selon lui immuables, d’inspiration artistique.(2) On sait aujourd’hui que cette immutabilité ne fut que relative,(3) et que même dans les traditions artistiques les plus sévèrement et les plus dogmatiquement déterminées l’élément d’innovation s’infiltre sans cesse non seulement pour en perturber la stabilité, mais aussi pour leur conférer vitalité et rajeunissement qui, en définitive, en assurent la perpétuation. Le cas de l’art byzantin, entre autres, illustre parfaitement ce point de vue. On connaît l’importance de l’attrait du nouveau pour l’artiste, et les biais par lesquels il s’introduit dans ses créations. Le progrès qui définit des changements survenant au niveau du traitement du matériau brut (par exemple: manière nouvelle de travailler la pierre, et qui a permis le passage de la voûte d’arêtes à la croisée d’ogives, donc du style roman au style gothique), explique uniquement les raisons techniques, non les raisons esthétiques proprement dites, du changement. Celles-ci sont à rechercher du côté de l’insatisfaction produite par la répétition, et du désir d’un au-delà formel, négation pure et simple du présent vécu.

2. Ontologie et axiologie du suranné. Cette dialectique peut aboutir à des créations dont le caractère hybride ou académique dénote respectivement l’échec ou le succès, la précarité ou la stabilité. On comprend le rôle de la nouveauté dans la forme ainsi instaurée. Mais, dans le même contexte, on se rend moins bien compte du statut suranné de ces réalisations. Il ne s’agit nullement d’analyser le classique en soi, mais bien de dépasser le classique qu’est le suranné, le désuet, le vétuste. Le classique est durable par définition. Tout ce qui n’est pas classique est moderne, notamment au sens où il est sujet à intégration dans un monde nouveau, donc sujet à dépassement.(4) Il ne fait pas de doute que le classique est également susceptible de comporter des éléments modernes, mais trop largement acceptés, et ce de manière durable, pour pouvoir être facilement rejetés par la suite.

On n’évaluera pas uniquement le passage du moderne au suranné; l’usage délibéré de toutes sortes d’archaïsmes tout au long de la création artistique se prête également à une analyse concrète capable de compléter l’explication de l’importance, en matière d’esthétique, de ce qui est dépassé dans une certaine mesure sans être complètement déplacé, voire déclassé, pour autant.

La différence entre ce qui est passé classique et ce qui passe pour être à la mode réside dans le fait que le premier est pensé dans le durable, alors que le second l’est dans le passager. L’analyse de cette dernière qualification laisse apparaître deux phases de présence d’un même élément à la mode: celle de rapprochement et celle d’éloignement de son actualité, toutes deux reliées par un point ou plutôt par une zone plus ou moins étalée, où l’actualité en question devient culminante et kairique. Aussi peut-on distinguer les signes précurseurs d’une nouveauté en train de se manifester: dans la rigueur harmonique beethovénienne, d’apparence très classique, dans l’alternance de la tonique, de la dominante et de la sous-dominante s’infiltrent, de temps à autres, des procédés d’innovation schubertiens avant la lettre: entre autres, le procédé romantique de modulation, censé capable de briser la monotonie de l’expression, et de renouveler l’intérêt du développement en entraînant la composition vers des tonalités éloignées, sans transitions. L’usage excessif qui sera fait de ce procédé par la suite entraînera tour à tour engouement, lassitude et rejet. Le procédé ainsi avantagé au départ, puis progressivement abandonné, au profit d’un retour à des conceptions plus éprouvées, est mieux confirmé par une longue utilisation.

L’élément, le procédé, voire la forme qui, à un moment précis est à la mode passe d’un état de plus-être à un état de moins-être au niveau de son acceptation par les consciences. Le mouvement Jugendstil a fait fureur en Europe au début du vingtième siècle. Les courbes qu’il favorisait, en combinaison avec les droites, constituaient une véritable nouveauté. Or l’époque étant, dans l’ensemble, favorable au dessin industriel, donc à la suprématie de la ligne droite, cette tentative qui véhiculait le retour d’un certain baroque ne fit pas long feu. Désormais, tout rappel du Jugendstil n’est qu’élément de désuétude, une sorte d’exotisme non point dans l’espace, mais dans le temps; non point une hystérésis, un attachement à l’actualité du dépassé, mais un attachement attardé de la conscience à un présent révolu.

Ce qui caractérise essentiellement le suranné, tout comme les autres catégories qui lui sont apparentées (désuet, vieillot etc.), c’est sa fonction qualificatrice d’objets esthétiques éminemment transitoires, comparée au caractère définitif qu’accusent les objets esthétiques auxquels les catégories d’antique, d’ancien, voire de vieux, sont applicables. La raison en est que ces derniers ont déjà atteint un état d’inaltérabilité, alors que les premiers sont en cours d’altération, donc en mouvement, ne serait-ce qu’esthétique. En tant que tels, ils attestent un éloignement esthétique de plus en plus prononcé, bien qu’insuffisant pour leur octroyer un statut de dignité dans le respect. Leur moins-être n’est pas consolidé: il se déprécie de plus en plus sans avoir encore réussi à être compensé par la fixation et la fixité qu’assure une distanciation nécessaire en l’occurrence; cette hésitation, cette fluctuation ontologique, leur vaut une méfiance et une défiance, du moins provisoires.

3. La fonctionnalité du suranné. Encore que l’archaïque ne soit pas en réalité antérieur à l’ancien, on qualifie d’archaïsme toute référence à un passé esthétique intégré dans un processus de création vivante. Un archaïsme est la présence non seulement d’une antériorité lointaine et révolue, mais aussi de toute antériorité, même récente. Ce schème couvre entièrement la présence, dans l’art, de la catégorie du suranné et des catégories qui lui sont apparentées. Toutefois, la présence du suranné dénote une fonctionnalité particulière de l’archaïsme. Elle atteste surtout le goût pour un présent ambigu, un présent en évanescence, un présent en train de s’infiltrer dans le passé, et, inversement, un passé qui s’infiltre dans le vécu actuel. On parlera, dans ce cas, d’immanence du passé dans le présent, au sens d’une durée, voire d’une pérennité en passe de se constituer, mais qui est encore loin de présenter le caractère incontestable qu’elle acquiert à l’intérieur du classique. Elle s’établit à l’instar d’un équilibre instable; d’où son aspect provisoire qui va à l’encontre de son aspiration à la stabilité.

Par ailleurs, la conscience du créateur se réfère au suranné comme pour consolider le présent en l’étirant en direction du passé récent, et pour en étaler la durée afin de l’insérer dans un semblant d’éternité. D’où le caractère de nostalgie attribuable à cette activité. Dès lors, le suranné, de même que les autres catégories qui servent à en préciser la teneur, se voit conférer un rôle esthétique important au cours du processus de planification et de réalisation de l’œuvre créée: (a) il établit et assure désormais la liaison et la continuité entre présent et passé récent, en définissant ainsi, plutôt qu’un point unique perdu dans une succession imprécise d’instants, une zone historique, une liaison qui forme l’infrastructure temporelle sur laquelle la création de la forme artistique vient se greffer; (b) il confère à celle-ci une assise non seulement formelle, mais également réelle qui en précise l’orientation esthétique proprement dite; (c) il re-kairifie ce qui est depuis peu dépourvu de sa kairicité, en l’actualisant en tant qu’inactuel; et (d) il re-présente une limite axiologique, soit un terme de référence, aussi précis et aussi peu éloigné du présent vécu de la conscience qui, dans un élan nostalgique, se tourne vers le passé pour puiser réconfort, sinon assurance, dans ce qui est en état de fuite sans avoir encore été totalement privé de cours.

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Notes

(1) Cf. E. Moutsopoulos, Expériences esthétiques convergentes, ou: du style, Annales d’Esthétique, 15-16, 1976-1977, pp. 164-168.

(2)  Cf. Platon, République, IV, 424 c; cf. H. Ryffel, Metabolé politeiôn. Der Wandel der Staatsverfassungen, Noctes Romanae (Berne), 2, 1949, pp. 52 et suiv.; E. Moutsopoulos, La musique dans l’œuvre de Platon, Paris, P.U.F., (1959) 1989, p. 187.

(3) Cf. ibid., pp. 129-130.

(4) Cf. Expériences esthétiques convergentes..., loc. cit.; cf. E. Moutsopoulos, Intégration du classique dans une esthétique libérale, Actes du IVeCongrès Inter-national d’Esthétique (1960), Athènes, 1962, pp. 104-106.

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