20th World Congress of Philosophy Logo

Philosophy and Gender

La «paideia» homosexuelle: Foucault, Platon et Aristote

Guy Bouchard

bluered.gif (1041 bytes)

ABSTRACT: As Michel Foucault describes it, the homosexual paideia in classical Greece was an erotic bonding between a boy who had to learn how to become a man, and a mature man who paid court to him. In many of his dialogues, Plato plays with this scheme: he retains the erotic atmosphere, but he inverts and purifies the whole process in the name of virtue and wisdom. In the Republic, however, Socrates' pupil forsakes this model in favor of a bisexual education for the shepherds and shepherdesses of the State. Aristotle resolutely opposes this move. He thus reverts to a kind of homosexual paideia for the future citizens of his ideal state, but this choice fosters many unspoken problems.

bluered.gif (1041 bytes)

À la fin du premier livre de la Politique (1260b8-19), Aristote souligne l'importance d'une éducation appropriée des femmes, qui forment « une moitié de la population libre », et des enfants, qui deviendront « des citoyens participant au gouvernement de la cité ». Cette formation doit être définie « en tenant le regard fixé sur la constitution de la cité »: elle variera donc de concert avec les diverses formes de gouvernement. Pourtant, lorsqu'il analyse celles-ci, le Stagirite ne se préoccupe pas de leurs arrangements éducatifs, pas plus que sa cité idéale n'aborde la question de l'éducation féminine: pour mieux comprendre cet étonnant silence, il faut comparer la politique aristotélicienne de l'éducation à celle de Platon, mais sur la toile de fond de la paideia homosexuelle telle que la décrit Foucault.

1- La « paideia » homosexuelle

Selon K. J. Dover (1982: 13), la culture grecque diffère de la nôtre par quatre traits: tout d'abord, « elle admet facilement l'apparition successive de préférences homosexuelles et hétérosexuelles chez un même individu »; en second lieu, « elle nie implicitement que cette succession ou cette coexistence puisse créer des problèmes particuliers pour l'individu ou la société »; troisièmement, « elle réagit favorablement aux manifestations d'un désir homosexuel en paroles ou en gestes »; enfin, « elle a du goût pour un libre traitement des sujets homosexuels dans la littérature ou dans les arts plastiques ». C'est dans ce contexte que s'est élaborée la pédagogie homosexuelle, c'est-à-dire, dans les termes d'Élisabeth Badinter (1992: 121), « [l']apprentissage de la virilité par le moyen de l'homosexualité ». Cette forme particulière d'éducation est longuement décrite par Michel Foucault dans L'usage des plaisirs. Elle met en scène deux personnages: d'une part l'éraste, homme adulte jouant le rôle de précepteur, d'autre part l'éromène, jeune garçon qui n'a pas achevé sa formation ni atteint son statut définitif. La relation qui les unit est socialement codée, en ce sens qu'elle comporte, pour chacun, des droits et des devoirs publiquement reconnus et dont la négligence entraîne la réprobation. Comme le souligne Foucault:

La singularité historique n'est pas en ceci que les Grecs trouvaient plaisir aux garçons, ni même qu'ils avaient accepté ce plaisir comme légitime. Elle est en ceci que cette acceptation du plaisir n'était pas simple, et qu'elle a donné lieu à toute une élaboration culturelle. (HS-2: 236)

Le garçon, par exemple, ne devait pas céder trop facilement aux avances de l'éraste, ni accepter trop d'hommages différents, ni accorder ses faveurs par intérêt ou sans avoir éprouvé la valeur de l'autre, mais il lui fallait aussi savoir se montrer reconnaissant de l'attention qu'on lui portait. L'essentiel cependant, pour un individu destiné à exercer plus tard un pouvoir politique, c'était de n'accepter ni subordination ni passivité, ces stigmates de l'infériorité. D'où ce que Foucault appelle « l'antinomie du garçon ». D'un côté, en effet, celui-ci est reconnu comme objet honorable et légitime de plaisir pour un partenaire masculin plus âgé. De l'autre, toutefois,

le garçon, puisque sa jeunesse doit l'amener à être un homme, ne peut accepter de se reconnaître comme objet dans cette relation qui est toujours pensée dans la forme de la domination: il ne peut ni ne doit s'identifier à ce rôle [...]. En bref, éprouver de la volupté, être sujet de plaisir avec un garçon ne fait pas de problème pour les Grecs; en revanche, être objet de plaisir et se reconnaître comme tel constitue pour le garçon une difficulté majeure. Le rapport qu'il doit établir à lui-même pour devenir un homme libre, maître de lui-même et capable de l'emporter sur les autres, ne saurait être en coïncidence avec une forme de rapport où il serait objet de plaisir pour un autre. (HS-2: 243)

Situation certes paradoxale et pourtant incontournable: c'est dans ce rapport ambigu que l'adolescent est censé apprendre à se maîtriser lui-même afin de mieux pouvoir dominer les autres, autrement dit à devenir un homme véritable, s'il est vrai, comme le stipule Badinter (XY: 129), que le statut de dominant constitue « l'essence du sentiment d'identité masculine ». Or, chez Platon, cette pratique pédagogique est mimée, inversée, et finalement sublimée.

2- Platon et la « paideia » homosexuelle

Socrate entouré de beaux garçons et discutant avec eux sur l'art de conseiller, sur la sagesse ou sur l'amitié: situation mimant celle de l'éraste et de l'éromène, et conférant à plusieurs dialogues une atmosphère érotique. Dans le Premier Alcibiade, par exemple, le philosophe se présente comme le premier amoureux du jeune homme; dans le Charmide, l'enfant éponyme est entouré d'une foule d'admirateurs, et Socrate est ébloui par sa beauté; dans le Banquet enfin, le philosophe a soigné son apparence avant d'aller festoyer chez le beau Agathon, et il s'allonge près de lui. Cette mise en scène donne toutefois régulièrement lieu à un protocole d'inversion. Après avoir compris qu'il n'est pas du tout prêt à donner des conseils aux Athéniens, Alcibiade conclut:

nous risquons désormais de changer de personnage, Socrate, pour prendre, moi le tien, toi le mien; car à partir d'aujourd'hui, c'est moi qui te suivrai, et toi qui seras suivi par moi. (135d)

Si Charmide consentait à se dévêtir, dit Khairéphon, tu pourrais contempler ses formes parfaites; mais Socrate suggère qu'on déshabille plutôt son âme, et, à la fin de la discussion, c'est le jeune homme, initialement poursuivi par ses admirateurs, qui décide de suivre le philosophe. Hippothalès espère apprendre de Socrate ce qu'il faudrait dire à Lysis pour obtenir ses faveurs, mais, au terme de l'entretien, c'est l'éphèbe qui aura appris que se prétendants ne savent même pas ce qu'est l'amitié. Et, dans l'éloge de Socrate sur lequel s'achève le Banquet, Alcibiade dévoile expressément la stratégie du maître de Platon. En apparence, celui-ci est amoureux des beaux garçons, il tourne sans cesse autour d'eux, mais, en fait, la beauté d'un individu est son moindre souci, et le jeune homme l'a appris à ses dépens. Croyant en effet le philosophe épris de lui, et persuadé qu'il tirerait profit d'une liaison avec un tel personnage, il tenta par tous les moyens de le séduire, sans succès:

Et je ne suis pas le seul qu'il ait ainsi traité: il en a fait autant à Charmide, fils de Glaucon, à Euthydème, fils de Dioclès, et à nombre d'autres, qu'il trompe en se donnant comme amant, tandis qu'il prend plutôt le rôle du bien-aimé que de l'amant. (222ab)

Ce rôle, Socrate ne l'adopte pourtant pas dans le but de devenir un éromène vieillot assailli de compliments et de cadeaux par un essaim de jeunes érastes assoiffés de faveurs physiques: l'inversion des rôles s'accompagne d'une sublimation du processus. Le Protagoras, déjà, l'annonçait: Socrate explique qu'il s'est détourné d'Alcibiade pour s'attacher aux pas d'un sophiste qui prétend enseigner la sagesse parce que l'être le plus beau, c'est évidemment le plus sage (309c). Et, dans le Banquet, la rencontre spirituelle est opposée aux mixtions charnelles:

[...] ceux qui sont féconds selon le corps se tournent de préférence vers les femmes. Et c'est leur manière d'aimer que de procréer des enfants [...]. Pour ceux qui sont féconds selon l'esprit... car il en est qui sont encore plus féconds d'esprit que de corps pour les choses qu'il convient à l'âme d'enfanter [, ce qu'il leur convient d'engendrer, c'est] la sagesse et les autres vertus qui ont précisément pour pères tous les poètes et ceux des artistes qui ont le génie de l'invention [...]. Quand l'âme d'un homme, dès l'enfance, porte le germe de ces vertus, cet homme divin sent le désir, l'âge venu, de produire et d'enfanter; il va, lui aussi, cherchant partout le beau pour y engendrer; car pour le laid, il n'y engendrera jamais. Pressé de ce désir, il s'attache donc aux beaux corps de préférence aux laids, et s'il y rencontre une belle âme, généreuse et bien née, cette double beauté le séduit entièrement. En présence d'un tel homme, il sent aussitôt affluer les paroles sur la vertu, sur les devoirs et les occupations de l'homme de bien, et il entreprend de l'instruire; et en effet, par le contact et la fréquentation de la beauté, il enfante et engendre les choses dont son âme était grosse depuis longtemps; présent ou absent, il pense à lui et il nourrit en commun avec lui le fruit de leur union. De tels couples sont en communion plus intime et liés d'une amitié plus forte que les père et mère, parce qu'ils ont en commun des enfants plus beaux et plus immortels. (208e-209c)

Dans le même dialogue, Aristophane avait proclamé la supériorité de l'homosexualité charnelle sur le lesbianisme et sur l'hétérosexualité: celle-ci ne sert qu'à la perpétuation de la race, mais ce sont les hommes qui détiennent le monopole du travail producteur, et les hommes homosexuels qui ont la mainmise sur le pouvoir politique. L'homosexualité charnelle souffre toutefois d'un handicap par rapport à l'hétérosexualité: la stérilité. Mais, dans la version sublimée de l'homosexualité, ce handicap s'évanouit, car ce sont de toute évidence des hommes qui s'unissent pour engendrer la sagesse et les autres vertus, et leur amitié est plus forte que celle des pères et mères, « parce qu'ils ont en commun des enfants plus beaux et plus immortels ». L'apprentissage de la virilité s'estompe au profit de l'initiation philosophique, mais, dans les deux cas, la paideia reste homosexuelle.

Il n'en va plus de même dans la République. Si l'homme et la femme diffèrent uniquement en ce que l'un engendre et que l'autre enfante, la différence sexuelle n'a point d'impact sur l'assignation des fonctions sociales, de sorte que la cité aura non seulement des gardiens, mais aussi des gardiennes. Mais si l'on exige des femmes les mêmes services que des hommes, il faudra les former aux mêmes disciplines: non seulement apprendront-elles la gymnastique et la « musique » au sens large d'ensemble des arts auxquels président les muses, mais aussi l'art de la guerre. Dans les Lois, même s'il renonce à la communauté des femmes et des enfants qui caractérisait le modèle précédent, et même s'il décrète que garçons et filles seront éduqués séparément après l'âge de six ans (794cd), Platon n'en maintient pas moins que les uns et les autres doivent s'adonner aux mêmes exercices gymniques et s'entraîner militairement (813b-814c), car il faut « associer le plus possible le sexe féminin au masculin dans l'éducation comme dans tout le reste » (805c):

le législateur doit être législateur complet, et ne pas l'être à moitié; en se désintéressant du sexe féminin pour ne se préoccuper que du masculin, il laisse le premier, faute de régler son sort, s'abandonner à la mollesse, il le perd et lui permettant une telle vie; pour tout dire, c'est à peu près la moitié d'une existence heureuse qu'il laisse à son État au lieu du double d'une telle existence. (806c)

Conscient bien avant Aristote de la nécessité et de l'importance de l'éducation féminine, Platon inaugure donc, par rapport à la paideia homosexuelle courante, un double écart. Tout d'abord, préservant le sexisme de l'institution, il en inverse toutefois les rôles et en sublime la démarche: c'est l'éromène qui poursuit l'éraste, et non plus dans l'espoir d'en soutirer ultimement quelque gratification sexuelle, mais pour accéder à la sagesse et à la vertu. En second lieu, il préconise un apprentissage commun pour les garçons et les filles destinés à des rôles sociaux identiques, abolissant ainsi le caractère sexiste du processus d'apprentissage. Or, le plus célèbre de ses disciples va s'opposer résolument à cette mesure.

3- Aristote et la « paideia » homosexuelle

La position du Stagirite est paradoxale: tout en soulignant, comme Platon, l'importance d'une éducation appropriée des femmes, il ne propose rien à ce sujet, même pas dans l'esquisse de sa cité idéale. Son silence peut s'expliquer dans le cas des cités existantes: comme le déplore l'Éthique à Nicomaque (1179a 33 ss), le législateur, en règle générale, ne s'est pas préoccupé de l'éducation des jeunes des deux sexes, en abandonnant le soin à des pères de famille dépourvus de toute directive constitutionnelle, et l'exception spartiate (P: 1269a 29 ss) a complètement négligé les femmes. C'est donc finalement dans le seul cadre de sa cité idéale qu'Aristote aurait pu fournir un programme complet d'éducation. La tâche, toutefois, était beaucoup plus complexe qu'on ne le croit, et les rares commentateurs qui prennent la peine de noter que le philosophe n'a pas tenu sa promesse de reprendre la question de la formation des « femmes » négligent d'importantes facettes du problème. S'il est vrai que chaque classe doit posséder la vertu qui lui convient (P: 1260a 28-31); si l'excellence propre d'un être est tributaire de son rôle dans la société, comme le Stagirite l'admet dans le cas de « l'homme » et de « la femme » (EN: 1158b 12-19), c'est-à-dire, plus précisément, du citoyen et de son épouse; et si, finalement, le protocole d'apprentissage est lui-même fonction de la vertu propre et du rôle de chacune des classes; alors, au minimum, Aristote aurait dû nous entretenir non seulement de la formation des futurs citoyens, mais aussi de celle de leurs épouses, de celle de leurs esclaves mâles ou, du moins, des fils de ces derniers, ainsi que de celle des travailleurs libres, et il aurait aussi dû préciser si une femme esclave, ou du moins sa fille, doit recevoir la formation d'une femme, ou celle d'une esclave, ou l'une et l'autre, sans oublier, bien entendu, que la nature, qui n'est point mesquine, selon le début de la Politique, a destiné les êtres à une seule fonction, et que seuls les « Barbares » confondent le rôle de « la » femme et celui de « l' »esclave!

Ces remarques tendent à suggérer que ce n'est peut-être pas par un simple hasard lié à la transmission des manuscrits que le huitième livre de la Politique est resté inachevé. Quoi qu'il en soit de cette hypothèse, le fait est que la seule classe dont la Politique décrive la formation, c'est celle des futurs citoyens. Et qu'on ne se méprenne pas sur la portée de la thèse que « l'éducation doit nécessairement être une et identique pour tous » (P: 1337a 21-23), car cette thèse découle d'un double présupposé, à savoir que la fin de l'État est unique, et que seuls les citoyens sont des parties de l'État, toutes les autres classes étant ravalées au rôle de conditions matérielles nécessaires à l'existence de la totalité étatique mais exclues de sa composition spécifique. Le système éducatif proposé par Aristote relève donc d'abord, comme celui du Banquet platonicien, d'une paideia métaphoriquement homosexuelle, c'est-à-dire ne mettant en cause que des hommes. Mais cette métaphore peut-elle être littéralisée? Autrement dit, peut-on retrouver, dans l'oeuvre du Stagirite, cette atmosphère trouble qui érotisait l'apprentissage de la virilité chez les jeunes gens de la classe supérieure? Que le philosophe condamne expressément l'homosexualité, l'Éthique à Nicomaque (1148b 24-30) en témoigne. Sa réprobation englobe également l'adultère (P: 1335b35 - 1336a2). La tempérance, cependant, réside non dans l'abstention totale, qui relève d'un vice, l'insensibilité, mais dans un usage modéré des plaisirs du corps. Or l'âge idéal du mariage, pour un homme, se situe autour de 37 ans (P: 1335a 24-29). La question se pose donc: quelle peut bien être la vie sexuelle d'un futur citoyen de l'utopie aristotélicienne? L'Histoire des animaux (581a6 - b18) nous apprend qu'il atteint la puberté vers l'âge de 14 ans. Le même passage stipule que les adolescentes doivent s'abstenir complètement des voluptés de la chair, car si elles s'abandonnent sans réserve au libertinage, elles deviennent chaque jour plus débauchées; leur privation, toutefois, sera comparativement de courte durée, puisque le mariage les attend à 18 ans (P: 1335a 28-29). Mais comment croire que les garçons, eux, pourraient être soumis à un tel régime pendant plus de vingt ans? Que se passe-t-il entre eux quand ils sont étudiants, puis compagnons d'armes? Il ne faudrait pas croire, en effet, que toute leur existence se consume dans l'étude et dans l'entraînement militaire. Un passage de la Politique (1336b 14-23) décrète que les jeunes hommes doivent s'abstenir d'assister aux représentations comiques et de visiter les temples qui exhibent des figures indécentes tant que leur éducation ne les a pas immunisés contre les fâcheux effets de ces spectacles, c'est-à-dire tant qu'ils n'ont pas atteint l'âge où ils peuvent s'adonner aux libations bachiques en compagnie de leurs camarades. Quels sont ces « fâcheux effets » et jusqu'où s'étend l'immunisation: le texte ne le précise pas, mais les partouzes qu'il cautionne du même souffle ne plaident pas en faveur d'une vie de perpétuel carême. Enfin, on aimerait savoir en quoi consiste précisément le rapport des hommes libres, quel que soit leur âge, aux esclaves des deux sexes. Ce rapport se complique du fait que l'esclave, pour Aristote, n'est pas un être humain autonome mais un instrument animé, une simple partie de son maître (EE: 1241b 18-24): comment ce dernier se comporte-t-il, par exemple, à l'égard de cette « partie » féminine de lui-même qu'est la femme esclave, et, s'il l'utilise comme instrument de plaisir, pourra-t-on même parler d'adultère dans un tel cas? Cette question mériterait d'autant plus une réponse qu'en règle générale, selon Foucault, l'esclave « était à ce point admise comme objet sexuel appartenant au cadre de la maisonnée, qu'il pouvait sembler impossible d'en interdire l'usage à un homme marié » (HS-3: 201). Pourtant, dans toute son oeuvre, Aristote ne souffle mot des rapports entre la femme esclave et son maître grec.

4- Conclusion

Au sens strict, la paideia homosexuelle consiste en l'apprentissage de la virilité au sein d'une relation érotisée entre l'éraste et l'éromène. Ce rapport devient, chez Platon, une métaphore du processus masculin d'acquisition de la vertu et de la sagesse, jouxtant le modèle d'une paideia bisexuelle développant les capacités des jeunes gens appelés à devenir gardiens ou gardiennes de la cité. Aristote récuse cette forme d'apprentissage et, même s'il insiste sur l'importance de l'éducation féminine, il nous entretient exclusivement de la formation des futurs citoyens: même dans l'Éthique à Nicomaque (179a 33 - 1180b28), lorsqu'il prône la nécessité d'une éducation tournée vers la vertu dès le jeune âge, ses préoccupations se concentrent exclusivement sur le rapport entre un père et des « enfants », qui ne peuvent être en fait que ses fils. Cette paideia métaphoriquement homosexuelle laisse cependant dans l'ombre le problème de l'éducation sexuelle des futurs dirigeants de la cité: on ignore comment ils développeront cette maîtrise de soi qui caractérisait si fortement, selon Foucault, l'idéologie de la classe dominante dans la Grèce classique, on ignore tout de leur formation morale, si ce n'est qu'au point de départ elle relève du père, et qu'en principe elle doit immuniser les fils bien nés contre certaines tentations; pourtant, Aristote va jusqu'à prétendre que, dans sa cité idéale, l'homme de bien sera identique au citoyen vertueux. Or si le silence du Stagirite sur ces questions devrait soulever l'étonnement, ce qui est peut-être encore plus déconcertant, c'est l'occultation quasi universelle de ces problèmes par ses commentateurs, à commencer par tous ceux qui répètent après lui qu'il importe de donner une éducation appropriée aux « femmes », qui forment « une moitié de la population libre », et aux « enfants », qui deviendront « des citoyens participant au gouvernement de la cité », sans se rendre compte que ces « enfants » ont un sexe, puisque les fillettes ne participeront jamais au gouvernement de la cité, et que ces « femmes » appartiennent à une classe, puisque les esclaves femelles sont exclues des deux moitiés de la population libre. La paideia homosexuelle est, par définition, une paideia sexiste.

bluered.gif (1041 bytes)

Notes

ARISTOTE, Histoire des animaux (trad. Tricot), Paris: Vrin, 1957.

ARISTOTE, Éthique à Eudème (EE; trad. Décarie), Paris: Vrin, 1978.

ARISTOTE, Éthique à Nicomaque (EN; trad. Tricot), Paris: Vrin, 1959.

ARISTOTE, Politique (P; trad. Tricot), Paris: Vrin, 1962.

BADINTER, Élisabeth, XY. De l'identité masculine, Paris: Odile Jacob, 1992.

DOVER, K. J., Homosexualité grecque, Grenoble: La pensée sauvage, 1982.

FOUCAULT, Michel, Histoire de la sexualité, Paris: Gallimard; t. 1: La volonté de savoir, 1976; t. 2: L'usage des plaisirs (HS-2), 1984; t. 3: Le souci de soi (HS-3), 1984.

bluered.gif (1041 bytes)

 

Back to the Top

20th World Congress of Philosophy Logo

Paideia logo design by Janet L. Olson.
All Rights Reserved

 

Back to the WCP Homepage