La différence sexuelle chez les Grecs: Depuis le conflit tragique jusqu'à l'harmonie platonique Vigdis Songe-Møller
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Introduction C'est chose bien connu que la misogynie propre à notre tradition philosophique est originaire de la Grèce ancienne. Le mépris des femmes se fait sentir pas seulement dans une grande partie de la littérature et de la philosophie des Grecs: la même attitude hostile à l'égard des femmes pénètre également les institutions politiques et sociales. Dès lors, la plupart partageraient l'avis que la philosophie d'Aristote porte une bonne portion de la responsabilité de ce que, jusqu'à nos jours, c'est l'homme qu'on pose comme l'étalon pour l'être humain, et, partant, de ce que la femme tombe, par définition, dans une position inférieure. Ainsi, quand Jean-Paul Sartre tient le visqueux pour emblème du féminin, c'est-à-dire, pour l'image de ce dont il faut de dégager si l'on aspire à l'authenticité, il se situe de toute évidence dans la tradition métaphysique aristotélicienne, où les principes sont imprimées d'un caractère sexuel: la matière, la potentialité, la passivitité, sont appelées, de façon très explicite, des principes féminins, tandis que la forme, l'actualité, l'activité, représenteraient le côté masculin de l'être. (1) Même Simone de Beauvoir, qui s'efforce d'inciter les femme à vivre de façon plus authentique, reste prisonnière de ce que j'appellerais une métaphysique misogyne: elle interprète le corps féminin et la sexualité féminine à la lumière de l'immanence - la femme serait celle qui recevrait le sperme de l'homme, et qui, par la grossesse et l'accouchement, serait clouée à la servitude de l'espèce, à son éternelle chaîne de reproduction, - tandis que le corps et la sexualité de l'homme seraient des signes visibles de la possibilité humaine pour dépasser les données: il jetterait son sperme comme un projectile existentiel, et puis, il pourrait se rendre à de nouveaux projets authentiques. La femme, quant à elle, serait dans une impasse, le projectile sous la peau: les neuf mois prochains, elle serait réduite à vivre de façon inauthentique, vu que le projet qu'elle a à accomplir ne serait pas son propre projet, mais plutôt celui de l'homme. Chez Beauvoir, la sexualité masculine apparaît comme cas paradigmatique d'une existence libre et authentique, c'est-à-dire comme exemple à suivre pour la femme aussi. Pour l'être humain, il n'y a qu'une norme, et pour féministe qu'elle soit, l´effort que fait Beauvoir por penser la difference sexuelle reste ambigue. Sur ce point, elle semble bien trop enracinée dans la métaphysique traditionelle, qui ne donne guère lieu à penser cette différence. Si, avec mon intervention, j'appelle votre attention sur les Grecs anciens, c'est pour poser la question suivante: est-ce que la philosophie grecque ouvre un espace théorique au sein duquel on peut penser la différence sexuelle, ou est-ce que cette philosophie a plutôt voué ses héritiers à penser dans les cadres d'un modèle hiérarchique unisexuelle? Je mettrai Aristote de côté, prenant plutôt Platon comme point de référence, notamment pour qu'il serve de tremplin vers d'autres manières, non-platoniques, c'est-à-dire, ici, non-hiérarchiques, d'aborder l'être. Ambiguité tragique Dans l'Euthyphron, l'un des dialogues de la première période de Platon, Socrate présente une critique aigue de la conception traditionelle, mythique, de l'être. Socrate rappelle, par exemple, le désaccord, le conflit mutuel des dieux traditionnels: d'après Socrate, les dieux auraient des opinions dissemblables en ce qui concerne le juste et l'injuste (dikaion ta kai adika), le beau et le laid, le bien et le mal (7b). (2) Ainsi, Artémis, divinité de la chasse, se réjouit de toute autre chose qu'Aphrodite, déesse de l'Amour: là où l'une demande la chasteté, l'autre demande l'amour charnel. Les humains ne sont pas capables de satisfaire tous les dieux à la fois: c'est là un fait qui explique non pas seulement divers conflits entre les hommes, mais qui crée des conflits au sein de l'individu. On peut repérer de tels conflits dans les tragédies grecques. Prenons par exemple l'Hippolyte d'Euripide: c'est bien le conflit insoluble entre, d'un côté, les demandes d'Artemis, et, de l'autre, celles d'Afrodite, qui précipitent les événements tragiques. Afrodite punit Hippolyte pour son adoration exclusive d'Artemis, c'est-à-dire, pour son reniement de l'amour sexuel, en laissant Phèdre, épouse de son père, tomber amoureux de lui. Phèdre commet sucide: elle choisit la mort plutôt que de vivre avec la honte de son désir incestueux, et, par une vengeance terrible, elle entraîne Hyppolite dans la mort. Il est tout à fait impossible pour un être humain de satisfaire les demandes inconditionelles des dieux. Etre à même de mener une existence unilatérale, manifestant une nature pure et libre de toute ambiguité, c'est là le propre des dieux. Si un être humain aspire à la même chose, il périra, souvent il entraîne plusieurs autres membres de ses proches, ou toute la famille, dans la destruction. Toujours est-il que chaqu'un des divinités demande que le héros tragique se tienne exclusivement, justement, à sa demande exclusive, absolue. C'est bien pourquoi le héros devient tragique. Résumons: Les tragédies grecques attirent notre attention sur ce qu'il y a de profondément conflictuel dans l'existence humaine: l'homme est tiraillé, déchiré par des demandes incompatibles. La tragédie nous montre que le fait d'être exposé à un conflit indissoluble, c'est quelque chose qui appartient à la mode d'être des hommes. Symboliquement, aussi bien que de façon concrète, le conflit tragique de la plupart des tragédies est lié au conflit entre les sexes. Ainsi, dans l'Orestie, Clytemnestre combat son mari, Agamemnon, qu'elle tue, tandis qu'Oreste, leur fils, tue sa mère pour venger son père: sur le niveau symbolique, il s'agirait d'un conflit entre les normes masculines des liens sociaux d'un côté, et les normes féminines fondées sur l'amour et liens du sang de l'autre. Dans les scènes finales, Apollon et Athênê, vierge de caractère masculine, se rangent carrément au parti de l'homme et de tout ce qu'il y a de masculin, tandis que les Erinnyes, qui sont liées aux forces sombres de la terre, se font les avocats de la femme, de la cause féminine. Dans1'Hyppolite, le conflit des sexes est tout aussi patent. On pourrait multiplier les exemples, et il ne serait pas difficile à montrer que les conflits les plus fondamentaux, les conflits insolubles des tragédies grecques, sont liés à ceux entre l'homme et la femme. C'est qu'ici, la différence ne relève pas seulement d'une différence, mais d'un conflit. Je voulais arriver à quelque chose de bien simple: l'insoluble du conflit tragique donne à croire que la différence sexuelle est conçue comme irréductible, c'est-à-dire comme n'étant pas réductible à quelque unité originaire. Dans l'univers tragique, il n'y a pas d'harmonie originaire, ni entre les sexes, ni entre autres choses: ce qu'il y a depuis l'origine, c'est plutôt une différence conflictuelle. Je vais m'expliquer là-dessus. Une conception de la vie humaine et de l'être telle que je viens de l'esquisser, on ne la trouve pas seulement dans les tragédies. Si on jette un regard sur les premiers philosophes, les présocratiques, on s'aperçoit que parmi eux, également, il y en a qui comptent la différence sexuelle pour irréductible. Ainsi, pour Empédocle, contemporain supposé de Sophocle, la différence sexuelle est le paradigme même des principes de l'être. Empédocle prête aux éléments - le feu, l'air, la terre, l'eau - un caractère visible en leur donnant des noms mythologiques. Le feu et la terre sont, par exemple, comme Zeus et Héra (31 B 6): il arrive qu'ils sont attirés l'un à l'autre, et alors, ils se réunissent dans l'amour, mais il arrive aussi qu'ils se quérellent, et alors, ils se quittent. Selon Empédocle, l'amour entre les contraires est la cause de la naissance et de la mort: l'union amoureuse crée la vie, mais l'union trop dense est porteuse de la destruction de l'individu. Ainsi, l'amour comme la haine, la concorde comme le désaccord, sont nécessaires pour la sauvegarde de l'être (31 B 17, 2-8). Ici, chez Empedocle, la relation entre les sexes opère comme paradigme pour les oppositions irréductibles dont les relations d'amour et de conflit seraient à la base de la fertilité comme de la mort. De là jusqu'à l'univers de la tragédie, il n'y a qu'un pas: si l'amour entre l'homme et la femme est un impératif d'autorité divin, il peut également déchaîner la mort et la destruction: l'union d'Oedipe avec se mère en reste le cas paradigmatique. En ce cas, l'union est devenu trop dense: si la mère entre en fusion avec le fils, cela représente le danger d'un effondrement total, la menace qu'Empédocle a exprimé dans sa crainte de ce que "tout devienne un". L'amour est à la base de toute fécondité, de toute croissance, mais elle l'est également pour l'effondrement et la mort. Dans les tragédies, l'accent est mis sur les aspects négatifs: la différence sexuelle appartiendrait à la constitution tragique de l'homme. En mettant la différence sexuelle au centre des choses, les tragédies attire l'attention sur les conflits fondamentaux, insolubles, qui déchaînent la mort. Ce faisant, les tragédies insistent sur la fragilité de l'existence humaine: le caractère fini de son être, le fait d'être voué irrémédiablement à la mort, au désastre. Et c'est exactement là que la différence sexuelle se trouve au coeur de la question. Pourquoi? Quel serait le lien entre la différence sexuelle et la mort, la différence sexuelle et le malheur? J'ai déjà laissé deviner ma réponse, mais je vais essayer de l'approfondir et de l'élucider. Il semble qu'un des messages transmis par les tragédies serait qu'il est impossible pour un être humain de concilier les impératifs divers et conflictuels que pose l'existence. Étant fini et incomplet par nature, l'homme ne saurait jamais d'aucune façon représenter le tout, la totalité. Ceci est vrai pas seulement pour l'individu, mais aussi pour la communauté: pour la famille ainsi que pour la cité. Dans l'Oedipe Roi, c'est toute la postérité de Cadmos qui est visée par la colère des dieux: les membres de cette famille ont essayé à se faire les égaux des dieux, c'est-à-dire à supprimer la différence entre les hommes et les dieux, entre les mortels et les immortels. Pour les dieux, l'inceste n'est pas facheux, mais pour l'homme la même chose représente un effort pour faire coïncider l'individu avec la famille. Or, l'homme n'est pas unifié avec lui-même, il n'est pas identique à lui-même, il n'est pas tout. Chaque individu, chaque famille, chaque cité manque nécessairement de quelque chose, étant nécessairement renvoyé à quelque chose d'autre que lui. Ainsi, l'homme est renvoyé à la femme pour être à même de se reproduire, chaque famille est renvoyé à d'autres familles pour se reproduire, et de la même façon, la cité ne saurait, elle non plus, devenir une entité identique à soi-même: à sa base s'entassent les différences, et d'abord la différence sexuelle. La différence sexuelle est le signe de la finitude et de l'insuffisence humaines. De tous temps, l'homme en tant que différencié d'après le sexe et l'homme en tant que mortel ont été considérés comme deux aspects de la même chose: l'homme est mortel puisqu'il est un être sexué; celui qui tient son être de la procréation sexuelle, est voué à la mort. Cela est vrai des hommes, mais pas pour les dieux: c'est la sexualité humaine, la différence sexuelle humaine, qui est lourde de concéquences mortelles. C'est là une intuition à caractère constitutive, me semble-t-il, pour une grande partie de la littérature grecque, depuis Hésiode, à travers les présocratiques, les poètes tragiques jusqu'à Platon et Aristote. Sans doute, on tire des conclusions diverses de cette intuition. Dans la tradition parménidienne, dévéloppée par Platon et Aristote, on repère un tendence à regarder l'homme sous des perspectives divines: le désir de l'homme serait ainsi de devenir l'égal des dieux, de supprimer son état mortel, et, partant, de dépasser tout ce qu'il y a de radical dans la différence sexuelle, tout ce qu'il y a la-dedans de constitutif de l'humaine existence. (3) Chez Empédocle et le poètes tragiques, par contre, l'attention est plutôt porté sur l'état mortel de l'homme, ce qui veut dire, dans le contexte actuel, que sont mis en lumière la différence et les conflits mortels qu'elle entraîne. Je vise ici quelque chose de trés général et de très spécifique. Au sein de l'univers tragédique est ouverte la possibilité de penser des différences, pas seulement des différences qui sont posées comme indifférentes l'une à l'autre, mais comme des différences qui s'opposent l'une à l'autre de façon intransigeante. En principe, il n'y a pas une norme univoque, mais une pluralité de normes, chacune desquelles se trouve représentée par une divinité, et auquelles aucun homme ne peut se conformer tout à la fois. Or, les tragédies ne nous réduisent pas à penser les différences et les conflits de façon générale, car au moins une différence semble se présenter comme irréductible: notamment la différence sexuelle. C'est-à-dire qu'il est possible d'identifier la femme comme quelque chose d'autre que l'homme, comme quelque chose qui ne serait pas seulement sa négation. Puisque l'être humain, homme et femme, est considéré comme un être incomplet par nature, la femme n'est pas tenue pour un homme défectueux comme dans la tradition d'Aristote et de Platon. Au sein de l'univers tragique, les deux sexes restent sans doute renvoyés l'un à l'autre, mais je ne serai pas pour autant un être tout en m'unifiant avec un être de l'autre sexe. J'ai besoin de l'autre, mais je n'aspire pas à la perfection à travers lui. C'est bien lá qu'on peut repérer la constitution tragique de l'homme: l'insuffisence apparaît comme inséparable de notre existence. Partant, les conflits grouillent partout, l'espace tragique n'est évidamment pas un espace idyllique où les conflits trouveraient leur solution finale dans l'harmonie totale. Cet espace est plutôt un champs de bataille pour les uns et les autres, et nul ne se voit octroyer le privilège de se retirer à "a room of one's own". Or, le regard du poète tragique n'est point un regard neutre: si vainqueur il y a, c'est l'homme, ou les valeurs masculines. L'accord platonique Revenons là où j'ai commencé, à l'Euthyphron de Platon, là où le philosophe argumente de manière explicite contre l'ambiguité propre au mythos dans les questions éthiques, ambiguité découlant du désaccord des dieux en ce qui concerne le bien et le juste. Comme introduction à son argumentation, Platon fait tenir à Socrate un discours sur l'accusation faite á son égard selon laquelle il aurait introduit de nouveaux dieux au lieu des anciens, voire une accusation d'impiété (asebeia, 5c). Socrate pour sa part, fait ce qu'on s'attendrait de lui, il demande ce que sont au vrai dire que le blasphème et son contraire, la piété, et il procède à montrer que dans le cadre de l'horison mythique, il n'y a pas lieu de répondre à une telle question, "les dieux étant en conflit entre eux, et fomentant la haine l'un contre l'autre" (7b). Ainsi, l'accusation tiendrait de l'absurde. Les questions éthiques, les questions sur le bien et le mal, le juste et l'injuste, ne trouveraient de réponse que s'il y a une norme unique et commune à tous. Dès lors, c'est un fait caractéristique de la tradition platonicienne qu'on cherche à éviter toute forme de conflit, tout désaccord: l'ideál, ce serait l'esprit sans conflits, l'esprit sans discorde, la paix éternelle, la concorde, le non équivoque. Dans les tragédies, par contre, le conflit est fondamental, et il n'est pas susceptible d'une "solution" autre que celle qui laisse périr un être humain, voire toute une famille. De l'autre côté, il y a la vision platonique de concorde et de paix éternelles et pour l'individu et pour la collectivité. Qu'est-c'est que cela signifie? Regardons de plus près. Platon ne nie pas l'existence du conflit, cela va sans dire. Bien au contraire, on serait fondé à soutenir que Platon, plus qu'aucun autre, a mis l'accent sur le caractère conflictuel de l'être. (4) Et, selon Platon, le fait d'être marqué de l'empreinte du conflit ne serait guère le propre de l'être empirique: c'est que l'être non empirique, non sensible, porte la marque d'une forte adjonction de contrariétés. Ainsi, dans son Phèdre, Platon nous présente-t-il une image de l'âme comme une entité en conflit avec soi-même (253-255a). Selon cette image, l'âme se divise en trois: deux chevaux et un cocher. L'un des deux chevaux est bon tandis que l'autre est mauvais, chacun tire en sens envers de l'autre, ce qui n'arrange point les choses pour le cocher. L'homme est donc nécessairement en conflit avec lui-même. De même, l'état selon Platon est aussi en conflit avec lui-même: il appartiendrait à l'essence de l'état que les différentes classes soient en litige. Il faut, pour que les paysans servent l'état comme un tout, qu'ils travaillent plus qu'ils ne le désirent. Aussi faut-il qu'ils tiennent tête à leur désir de satisfaction sensuelle. Sous un autre point de vue, les paysans auraient bien besoin des rois-philosophes pour servir leurs intérêts propres: ils sont soumis à la domination de leur appétit au point qu'ils ne seraient guère à même d'organiser leur travail par leur propre effort, et ainsi l'effondrement et le chaos seraient leur sort certain s'il n'avaient pas recours à l'aide "d'en haut". Si chacun était abandonné à lui-même et à ses passions naturelles, ce n'est pas seulement l'état qui serait en danger: les individus s'effondreraient à leur tour. Or, les éléments par nature en opposition les uns avec les autres ne sauraient se faire supprimer sans que pour autant périsse la chose même. Partant, si le désir sensuel des paysans devait faire défaut, ce serait un élément constitutif de l'état qui se dissiperait. Voici un vrai dilemme de Platon: et si les contradictions ne sont susceptibles ni de libre jeu ni d'anéantissement, il faut les asservir. (5) C'est bien là le projet de Platon: il faut enchaîner les éléments en conflit, il faut établir l'ordre. Mais qui l'établira? Dans le cas de l'état, cette charge ne saurait échoir qu'aux seuls rois-philosophes, tandis que dans le domaine de l'âme, l'ordre ne saurait s'établir que par la domination de la raison. Dans l'espace idéal ouvert par Platon, la raison reste au-dessus du désir sensuel, ainsi que les rois-philosophes sont au-dessus des paysans. Dès lors, l'espace et les directions qui le définissent ne sont pas neutres: "le plus haut" veut dire "le meilleur". Il va sans dire que le meilleur devra commander au moins bien; la raison doit commander aux sens, et les rois-philosophes doivent commander aux paysans. Platon ne fait pas pour autant semblant de faire disparaître les conflits. Mais il fait paraître qu'en introduisant une norme unique au lieu que de laisser jouer l'une contre l'autre plusieurs normes, il devient possible d'étouffer les contradictions, de les enchaîner. Mais à cet effet est requis le contrôle absolu; il ne faut pas lâcher la bride d'un millimètre, même une seconde. Dans le cas idéal, la jugulation serait si parfaite qu'elle ne se ferait guère sentir comme une répression par ceux qui devaient la subir: on fera croire aux paysans que les limites établies par les rois-philosophes à leur désir sensuel, étaient en fait établies par eux-mêmes. Ainsi les sujets désireront leur propre soumission. Or, pourquoi la raison serait-elle meilleure que les sens? Pourquoi l'en haut serait-il meilleur que l'en bas? Ce sont là des choses qui ne vont pas de soi. Quels arguments, Platon, donne-t-il pour ses préférences? Pourquoi, Platon, tient-il la raison pour meilleure? Ici, je vais suggérer une réponse, laquelle je ne compte évidamment pas pour exhaustive: la raison est ce qui, à un degré bien plus haut qu'aucune autre faculté humaine, est requis pour garantir l'autarcie, l'autosuffisance. Ainsi, quand le Socrate de la République demande au vieu Céphalos s'il est toujours à même de coucher avec une femme, celui-ci réponde avec une citation de Sophocle: "Mais tais-toi, je suis heureux de m'avoir débarassé de ces choses-là, comme un esclave qui vient d'échapper à un maître fou et barbare". (6) Le désir sensuel nous soumet au pouvoir d'un autre maître: c 'est pas seulement le contrôle sur notre propre désir qui nous fait défaut: c'est que ce désir nous renvoit à un autre, notamment à celui que nous désirons, et celui-là est hors contrôle. Notre désir sensuel est une marque de notre insuffisance: nous avons besoin de quelque chose en dehors de nous pour nous donner de la satisfaction. Et si mon amant reste avec moi en cet instant, et si, aujourd'hui, il ne me manque ni de pain ni de vin, demain est incertain. Le regne du désir sensuel, c'est le règne de l'événement contingent. Par contre, la raison n'a pas recours à une chose autre qu'elle-même pour satisfaire son désir propre. En conséquence, là où règne la raison, et là seulement, est-il permis à l'individu d'avoir accès à la maîtrise de sa propre vie. Socrate en reste le cas paradigmatique: il est dominé par la raison au point d'apparaître comme complètement libéré des demandes de son propre corps; ni le froid ni l'alcool ni les corps nus ne sauraient l'ébranler. Socrate reste le maître en auto-suffisance: il n'a besoin ni de nourriture ni de vêtements, ni d'amour ni des bons soins des autres. (7) Et la raison n'approuve que l'univoque, ce qui reste en dehors de tout conflit. Ainsi, le bien n'est pas susceptible d'être bien d'une part et mauvais de l'autre: il faut qu'il soit tout bon. Le bien et le juste sont des entités identiques à elles-mêmes, des entités univoques. Pour Platon, le corps est le siège de contingence, de pluralité, de conflit, de changement. L'aspiration platonique vers l'unité et l'accord est au même temps une aspiration vers l'immutabilité et l'autosuffisance, vers l'autarcie. Au sein de la vision platonique de l'être, il n'y a pas lieu de penser la différence, mais seulement l'absence et la carence. Une chose quelconque peut paraître comme plus ou moins bonne, plus ou moins juste: en aucun cas ne saurait-elle se référer à une norme rivale. Partant, il n'y a pas lieu de s'étonner de ce que la différence sexuelle ne se laisse pas se penser au sein de l'univers platonique. Il y a un étalon unique pour la vie humaine, et cet étalon-là, on peut s'en approcher plus ou moins. L'idée d'un être humain n'implique pas l'insuffisance; il revient à celui qui ne se laisse pas dominer par la raison d'être déficient. Ainsi, pour l'homme authentiquement homme, c'est-à-dire, pour le philosophe, la différence sexuelle reste sans intérêt, comme la sexualité et la reproduction de la vie restent sans importance. En croyant vaincre son propre insuffisance, le philosophe platonique croit pouvoir en même temps triompher de son corps et de la procréation, ce qui signifie pour Platon qu'il aspire à l'immortalité: Ainsi Diotime, après avoir fait le portrait de l'amant-philosophe qui aurait eu accès à l'un beau et bien et qui, du coup, aurait accouché d'enfents vrais, d'enfants éternels, dit-elle de lui: "Si jamais un homme peut accéder à l'immortalité, ce sera lui" (le Banquet, 212). C'est à ce contexte-là qu'il faut se reporter pour déchiffrer les métaphores célébres de Platon évoquant la naissance, l'accouchement: dès qu'on aspire à l'immortalité, la pensée, vue sous l'aspect d'une naissance, représenterait un mode pour atteindre ce but qui serait bien supérieur que celui que représenterait la reproduction des corps . C'est également à la lumière de ce contexte qu'on peut comprendre le mépris platonique des femmes, de tout ce qu'il y a de féminin, ainsi que son mépris de l'hétérosexualité: chez Platon, on peut repérer une tendence à identifier le féminin avec le corporel, et à identifier l'hétérosexualité avec l'attachement au corps, au désir charnel et avec la reproduction des corps. Il ne reviendrait qu'à l'amour homosexuel de se libérer du désir charnel et de la chaîne des reproductions, pour préparer la voie à la rencontre purement spirituelle: uniquement par l'amour homosexuel pourrait-on se libérer de l'autre pour aspirer à l'unité avec l'idée. Ainsi, pour Platon, le fait de servir d'image à l'Éros philosophique reste le propre de l'amour homosexuel. Baigné dans la lumière de l'idéal platonique, l'homme apparaît comme un être unisexué, voire, un être qui ne dépend d'aucune autre chose que l'idée dont il reste lui-même une copie. Et l'idée d'un être humain ne serait guère autre chose que l'idée de son âme, qui, en principe est hors sexe. Si je devais situer les dialogues de Platon parmi les genres littéraires, je les appellerais comiques - pour relever leur différence à l'égard de la tragédie: les textes platoniques aspirent à la suspension de tout conflit. Si l'homme de la tragédie est conçu cumme un être déficient - c'est-à-dire, comme limité, confiné par son propre sexe - et, bien entendu, comme mortel, Platon, en revanche, conçoit l'homme comme virtuellement autosuffisant, voire comme un être qui doit vaincre la mort. Et le sexe ne présenterait aucun obstacle, vu que dans la sphère de l'être idéal et véritable, il n'y a pas de sexe. Permettez-moi de risquer la généralisation suivante: tant que pour les penesurs et les poètes grecs, le conflit, la discorde, la fragilité de l'homme à l'égard du desastre et de la mort sont estimés comme des éléments constitutifs de la vie humaine, les mêmes penseurs et poètes ont ouvert un espace pour penser la différence sexuelle; et d'autre part, tant que chaque chose est mesurée avec l'étalon de l'unité, de l'accord, de l'autosuffisance, on cherche à supprimer la différence sexuelle. Autrement dit: tant que la vie humaine est jugée par le moyen de l'étalon divin, tel qu'est le cas chez Platon, alors, on aspire à l'abolition de la différence sexuelle et de la sexualité. Tandis que si l'être humain est défini par contraste net avec les dieux, s'il se trouve défini comme mortel par nature, alors on cherche à penser la différence sexuelle. Conclusion Je pense qu'il est possible ranger la philosophie grecque en deux orientations principales. L'une des deux serait alors la tradition platonique, où règne la pensée hiérarchique sous la domination de l'un. Cette tradition, je la ramenerais à Parménide, ce penseur qui cherche à abolir la finitude et la différenciation sexuelle de l'homme, voire la condition humaine, ainsi que j'ai essayé de le montrer ailleurs. Je ne pense pas qu'il serait très difficile à montrer qu'Aristote se situe dans la même tradition, même si assurément les opinions là-dessus divergereraient beaucoup. L'autre tradition trouverait sa source dans la philosophie ionienne de la nature, chez les penseurs comme Anaximandre, Héraclite et Empédocle. Ces penseurs-là ne cherchent pas à graduer l'être dans un système hiérarchique où l'en haut est estimé bien et où l'en bas serait mauvais: ils envisagent plutôt l'être comme un champs de bataille où s'affrontent forces différentes et antagonistes. Dans cet espace, il n'y a pas un étalon unique: c'est que les étalons même se font la guerre. Il y en a qui vaincront, il y en a qui perdront, les conflits feront éruption, puis l'harmonie se rétablira, et de nouveaux conflits feront irruption. Voila l'univers tragique. La misogynie n'est, peut être, pas moins accentuée au sein de cette tradition que dans la pensée platonicienne et aristotélicienne. Or, ce n'étais pas de ma visée de le montrer. Je voulais rechercher, plutôt, s'il y a, dans l'antiquité grecque, un espace au sein duquel on peut penser la différence sexuelle. Je pense qu'il y a bien là un tel espace, mais qu'il fait défaut dans la tradition qui est devenue dominante dans la civilisation européenne. |
Notes (1) Cf. De Generatione Animalium, 731 (2) Cf. Martha C. Nussbaum, The Fragility of Goodness. Luck and Ethics in Greek Tragedy and Philosophy, Cambridge University Press, 1986, p. 25. En opposant ici "le conflit tragique" à "l´harmonie platonicienne", je m´inspire de l´idée présentée par Nussbaum de la distinction entre ce qu´elle appelle fragilité humaine et la perfection divine. Selon Nussbaum, ce serait un trait caractéristique et de l´étique d´Aristote et de la conception de l´homme à l´oeuvre dans les tragédies, que de considérer l´homme comme un être fragile par essence. Chez Platon, par contre, on trouverait la perfection divine comme idéal même pour la vie humaine. Si je me sers de la distinction faite par Nussbaum, je le fais avec une intention tout à fait différente: je m´en sers pour penser la différence sexuelle. Cf. également n.3 (3) Ici, je ne suis plus l´idée de Nussbaum. Comme je l´ai indiqué en n.2, Nussbaum regarde Aristote comme un continuateur de la conception tragédique de la vie des hommes, où la fragilité serait constitutive pour leur existence. Elle ne se demande pas d´ailleurs, si la différence sexuelle fait partie de la fragilité humaine. (4) Cf. par example Karl Popper, The Open Society and its Enemies, Vol. I: The spell of Plato. (5) Cf. Michel Foucault L´usage des plaisirs, Paris 1984. (6) La République, 329b-c. Cité par M. Nussbaum, ibid., s. 137. (7) Cf. M. Nussbaum, ibid., p.183 f. |